Engagé comme résistant pendant la seconde guerre mondiale à seulement 16 ans, Andrezj Wajda puise dans sa propre expérience la matière qui va lui servir à développer ses premiers films. Cendres et Diamant vient clore la "trilogie de la guerre" du réalisateur qui y explore l’impact de la Seconde Guerre Mondiale sur la jeunesse polonaise. Il fait suite à son deuxième long métrage, Kanal, qui déjà lui avait octroyé une certaine reconnaissance puisqu'il obtint un Prix du Jury au Festival de Cannes 1957.
La chronologie dans laquelle s’inscrivent les premières œuvres d’Andrezj Wajda prend tout son sens dans la façon dont Cendres et Diamant conclut la trilogie. Son intrigue prend lieu et place dans la nuit du 8 juin 1945, une date qui scelle la fin du conflit armé dans notre Histoire mais qui est aussi, sous le regard de Wajda en 1958, l’aube d’un nouveau jour pour la Pologne. Il tire parti des années qui le séparent, au moment du tournage, de la fin de la guerre pour développer un propos qui va à l’encontre de la célébration à laquelle semble se livrer chacun des personnages suite à la libération du joug nazi.
Le temps d’une nuit, des dirigeants politiques se rassemblent dans un petit hôtel miteux pour décider de l’avenir du pays. L’envahisseur est à peine repoussé que déjà se joue une lutte de pouvoir pour que chacun puissent tirer sa petite part de réussite personnelle. Les aspirations diffèrent d’un individu à l’autre et pour le jeune Maciek, membre de la résistance chargé d’assassiner le secrétaire du parti communiste, débute un conflit avec lui-même partagé qu'il est entre aspiration individuelle et engagement politique. Car au milieu des cendres de la guerre encore tièdes naît une fugace romance inespérée. Le diamant brut de l’amour. Et pour en faire briller toutes les facettes, le directeur de la photo Jerzy Wójcik déploie une large palette de gris dans laquelle il plonge son pinceau pour illustrer la progression du récit.
La trame à consonance romantique sur fond de conflit armé qui se développe dans le film rapproche celui-ci d’Hiroshima mon Amour. Cependant, visuellement, Cendres et Diamant est incontestablement un héritier du cinéma américain et plus précisément du travail de Gregg Toland dans Citizen Kane. Il y a, bien sûr, les lumières en faisceau qui percent les fenêtres de l’hôtel, mais il y a surtout une tension qui s’exerce sur le contraste au fur et mesure que le film s'enfonce dans la nuit. Au départ la matière du film semble délavée, puis les zones d’ombres envahissent de plus en plus l’espace faisant poids sur les incertitudes du jeune Maciek. À ce titre, le travail de restauration est à saluer tant il permet de restituer, pour notre plus grand plaisir de cinéphile, toutes les nuances de gris souhaitées par Jerzy Wójcik.
Wajda développe dans son film une cohérence du cadre qui est aussi à souligner. Elle parvient à faire son miel de la contrainte du décor quasi unique imposé par le huis clos de l'hôtel en jouant sur la profondeur de champ, notamment lors des nombreux dialogues entre Maciek et son supérieur hiérarchique, Andrzej. Au premier plan, en amorce, on retrouve un personnage net dans l'espace où les confidences se font, où il est possible d'exister en tant qu'individu. Au second plan, en revanche, tout est flou. Wajda en superposant les deux plans au moyen de la longue focale provoque leur rapprochement physique et contraint les personnages à évoluer dans un espace incertain dès qu'il tente d'en explorer la profondeur. Comme un rappel permanent des enjeux politiques dans lesquels ils se sont engagés et qu'il leur est impossible d'ignorer.
La mise en scène de Cendres et Diamant compresse le temps, l’espace et le son. Andrezj Wajda tire parfaitement parti du scénario qui se déroule durant la nuit du 8 au 9 juin 1945 pour nous perdre temporellement. Une contraction de l’action qui autorise, au milieu de l’omniprésent contexte historique, un moment d’une immense beauté lors de la courte scène de lit entre les deux amants. Des visages en gros plans nimbés de noir, à l’envers à l’endroit, flottent dans le vide et partagent, l’espace de trois fondus successifs, un amour sincère et improbable dans un temps suspendu.
Malgré les risques de censure évidents, Wajda réussit l’incroyable pari d’adresser un message directement aux jeunes générations tout en pointant du doigt l’oppression exercée par le parti communiste. Zbigniew Cybulski, en véritable chien fou qualifié de James Dean polonais, incarne la possibilité d’une insurrection à l’encontre du pouvoir. Plus, son corps lutte pour un monde meilleur. Au lendemain d’un conflit mondial, quelle identité pourrait être celle des nouvelles générations ? Doivent-elles mourir en martyr ou se battre pour exister ? La scène de fin apporte un élément de réponse angoissant. Alors que l'orchestre se risque à interpréter une polonaise dissonante, quelques âmes, restées dans la lumière crépusculaire du vaste hôtel vide, entament une valse. S'en suit une ronde de pantins désincarnés où tout état de conscience a disparu, une scène que Resnais devait avoir en tête lors de la réalisation de L'année dernière à Marienbad sans aucune doute. Bienvenue dans la nouvelle Pologne d'après-guerre.
Crédit Photographique : ©Malavida