La politique de l’enfant unique mise en place en Chine au début des années 1980 fut déjà approchée par Wang Xiaoshuai dans le remarquable Une famille chinoise (Zuo You) en 2008. Si le cinéaste décide de revenir sur cette problématique avec son nouveau film, So long, my son, c’est parce qu’il entrevoit, à travers le sujet, la possibilité d'évoquer quelques absurdités auxquelles se confronte la population chinoise. La politique de contrôle des naissances, comme d'autres théories incohérentes, résulte de deux phénomènes sociétaux contradictoires et pourtant convergents. Ces doctrines font partie des contraintes sociétales qui ont été imposées par un système politique dépassé par les mutations sociales et économiques qu’il a décidé d’adopter.
Ces processus qui ont modifié le cours de l'histoire de la Chine sont tous le fruit d'une volonté économique. Ces phénomènes ou choix sociétaux créent des non-sens qui nuisent à l’individu comme aux communautés diverses qui constituent le peuple chinois. L’un de ces contresens, la politique du contrôle des naissances, comme toute règle, montre ses limites et son inconsistance dès lors que le facteur humain apparaît dans l'équation. La loi, mise en place à la fin des années 70, avait pour objectif de lutter contre la surpopulation chinoise et s’appliquait de différentes manières : paiement d’une amende pour les parents de plus d’un enfant mais aussi avortement ou stérilisation forcés. Comme toute règle, celle-ci a été établie sans la possibilité de l’adapter à chaque cas. Quid des maladies ? Des accidents divers et variés que l’existence réserve ? Etc.
Pour Wang Xiaoshuai, le contrôle public des naissances est un prétexte narratif. Derrière la volonté de maîtriser la croissance démographique se distinguent des anomalies sociales comme, et ce n'est pas la moindre, la fragilisation des êtres dans leur moi profond. Le cinéaste s’emploie donc à observer ce que laissent transparaître comme dysfonctionnements communautaires les plaies ouvertes dans la conscience individuelle.
So long, my son s’apparente à une fresque qui se déploie sur près de trente ans. Deux couples, chacun avec un enfant, sont unis par une amitié qui semble inaltérable. Tandis que le régime vient de mettre en place la politique de l'enfant unique, un événement tragique va bouleverser leur vie. Wang Xiaoshuai a toujours été, comme ses confrères cinéastes de la sixième génération, obnubilé et attiré par la représentation du quotidien chinois. À travers celui-ci, ils ont trouvé le moyen d’évoquer les changements manifestes de la société chinoise. C’est par l’étude de cas individuels que se raconte l’histoire en mouvement de la Chine en ce début de XXIème siècle. Dans le cinéma proposé par ces cinéastes, l’individu, c'est manifeste chez Wang Xiaoshuai, est toujours porteur d’une pensée (réflexion sur la Chine et son devenir) et d’une émotion (identité et volonté de chacun contrariées).
La mise en scène, marque de fabrique de Xiaoshuai, reste discrète et indexée sur une dissimulation pudique des sentiments. Les mouvements d’appareil sont lents, organisés, pensés. Jamais un choix de mise en scène ne se laissera gagné par une volonté démiurgique surinterprétative. La caméra respectera toujours une certaine distance, un certain rythme. Il revient au spectateur d’ausculter les modifications qui agissent sur chacun pour comprendre la profondeur du drame qui se joue sous ses yeux. Il faut décrypter ce que nous transmet le jeu d'acteur, ce qui se détermine par le cadre ou la lumière .
Ainsi, la mort de Liu Xing, l'enfant d'un des couples, sera filmée en plan large. La caméra surplombe l’espace du drame, sans doute positionnée sur une des rives du fleuve. Le son abolit l’espace qui sépare la caméra des personnages qui s’agitent au loin en hurlant le nom de l’enfant. La lumière est crépusculaire et les cris se perdent dans l'espace. Tous les enfants qui se baignaient à cet endroit sont figés, statufiés comme les figurants immobiles d’un (mauvais) rêve. Il n’y a que les parents de Xing qui, désespérément, tentent d’échapper à la logique du cauchemar dans lequel ils plongent. La caméra "panote" pour suivre leur progression. Xiaoshuai est cohérent avec ses intentions. Ici, la mort aurait pu devenir un spectacle. En ce cas, nous aurions pu accompagner grâce à un travelling les parents de Xing vers la logique narrative mise en place par le film. Mais cela aurait changé la teneur de la scène et, surtout, cela nous aurait éloigné des principaux objectifs suivis par le cinéaste. D’abord, il s’agit pour Xiaoshuai de nous maintenir dans une position extérieure à la séquence, de nous cantonner dans un rôle d’observateur. Nous ne devons pas éprouver ce que vivent les personnages mais comprendre ce qu’ils éprouvent. Le panoramique exploite ici parfaitement la dimension cosmogonique que le principe introduit naturellement. Le procédé nous oblige à prendre la mesure du drame humain et, par la nature du mouvement d’appareil, de transformer le dramatique événement en tragédie, par un réajustement d'échelle, qui s'étend à l'ensemble de la nation chinoise.
La cérébralité introduite par le panoramique et la taille de plan que le cinéaste lui a accordé transcendent les limites de la fonctionnalité cinématographique du procédé. Il est ici question de transformer l’art cinématographique en outil optique, donc scientifique, qui a pour finalité de nous donner à voir ce qui se terre au plus profond des êtres. Le cinéma permet ainsi de radiographier les incohérences de certaines décisions politiques ; celle de l’enfant unique ici.
Soudain, nous découvrons dans le cadre la présence de Hao, l’ami de Xing. On note alors qu’il est le seul enfant à donner l’impression de bouger. Parce qu’il est à proximité de la caméra, parce qu’il tremble, parce qu'il est sans doute conscient du drame qui a lieu devant nos yeux et des conséquences de celui-ci. Les parents de Hao l’aperçoivent. Leur enfant est sauf, isolé du reste du groupe. Sa mère se précipite. Nous savons dès lors que la fracture entre les couples est irréductible : les uns sont condamnés à vivre avec l’absence, avec l’injustice tandis que les autres devront accepter l’idée qu’ils auraient pu vivre cette même horreur. La culpabilité première naît ici, dans la survie d’un enfant et pas de l’autre. Il faudra désormais affronter au quotidien la disparition irrémédiable de Xing et supporter la lancinante question que le hasard impose : pourquoi Xing est-il mort et pas Hao ?
La perte, la disparition qui ouvre So long, my son va hanter chaque plan du film, chaque mouvement de caméra, chaque ellipse. Elle contamine, sans exception, tous les personnages et définit la principale intention formelle du cinéaste : regarder le traumatisme se propager au paysage humain du film depuis la position de l’observateur, celle du fantôme, celle de Xing. Le sublime paradoxe qui se développe dans So long, my son se vérifie par l’inversion de vitalité entre l’animé (les protagonistes) qui se désincarne et se fige dans le temps du film et l’inanimé qui produit du mouvement, donc de la vie (l’outil filmique).
So long, my son, jusque dans sa construction, est vivant. En témoigne le surgissement des flashbacks qui ne sont jamais introduits par des procédés filmiques habituels. La raison en est simple : l’architecture du film ne repose pas sur une assise temporelle linéaire mais elle s’appuie sur les fluctuations morales, émotionnelles et existentielles des personnages principaux. Car le propos de Xiaoshuai se construit sur la matérialisation de l’impact des métamorphoses sociales chinoises sur l’individu. L’histoire d’une nation est en marche et, insidieusement, cette histoire s’immisce dans les intimités meurtries par le sort. Dès lors que Xing meurt, l’amitié qui unissait les deux couples devient improbable. L’absence de l’enfant et ce qui en résulte ne sont que l'expression de la fragilité des liens qui se tissent entre les Chinois. Ils se ressemblent alors ils se rapprochent pour bâtir une relation amicale incertaine. Dès lors que l’équilibre est rompu, l’édifice relationnel s’effondre.
À travers la lecture des destinées individuelles se raconte l’histoire de l’ensemble des communautés chinoises. La réglementation sur le contrôle des naissances est, en soi, exemplaire des mutations profondes (et de leur répercussion) infligées aux Chinois. Les trajectoires individuelles sont autant de destinés brisées qui dessinent le portrait d’une histoire collective qu’il semble, au regard de sa complexité, délicat d’appréhender avec justesse. Pourtant, tout au long de So long, my son, jamais ne nous quitte le sentiment que Wang Xiaoshuai réussit à rendre intelligible, même au spectateur le moins averti, par l’évidence de ses images et de son récit, toute la dimension absconse des contradictions chinoises. Cela se nomme le talent.
Crédit photographique : © Li Tienan © AdVitam