Once upon a time in Hollywood
Publié par Stéphane Charrière - 13 août 2019
Quentin Tarantino, depuis au moins Pulp Fiction, fait l'objet d'une sorte de culte cinéphilique y compris auprès d'une population qui n'a de cinéphile que le nom. Ses projets sont épiés, espérés et commentés avant même que les premières images ne nous parviennent. Pourtant, depuis Kill Bill, Tarantino a quelque peu modifié l'approche du cinéma qui était la sienne au début de sa carrière. À partir de Kill Bill, les films de Tarantino ont été nourris par d'autres phénomènes que la simple intégration d'une histoire du cinéma protéiforme (cinéma de genre, série B, série Z, etc.) à des problématiques en lien avec le contemporain de l'Amérique. Son cinéma est devenu perméable à d'autres sujets comme l'histoire des USA (principalement) pour gagner en profondeur. Si ces nouvelles données ont parfois désarçonné le "fan" traditionnel du cinéaste, cela n'a pourtant pas réellement nui à ses aptitudes à transcender les genres et les frontières culturelles afin de poursuivre son œuvre (le temps nous dira sans doute l'importance de celle-ci mais il est fort à parier que l'apport sera conséquent en raison de cette aptitude propre à Tarantino qui consiste à mélanger pop culture et culture tout court). Ce fut à nouveau le cas avec Once upon a time in Hollywood (présenté en compétition au Festival de Cannes en mai dernier).
Laissons de côté l'emploi de la citation cinéphilique (commentée à de nombreuses reprises) présente dès le titre et qui abonde comme il est de coutume chez Tarantino pour évoquer le principal sujet de Once upon a time in Hollywood, c'est-à-dire le cinéma et son histoire. Car il s'agit d'un métafilm. Autrement dit, pour faire simple, Once upon a time in Hollywood est un film entièrement consacré au cinéma. Il faut d'ailleurs prendre au pied de la lettre le terme de métafilm puisque Once upon a time in Hollywood s'inscrit délibérément dans un champ fictionnel pour brosser le portrait vraisemblable d’individus qui œuvrent à la création filmique (acteurs, producteurs, cascadeurs) en se penchant sur leur rapport viscéral au milieu cinématographique. Cette approche de l'univers du cinéma, volontairement située à la fin des années 1960, constitue en soi une réflexion analytique sur ce qu'était le cinéma américain de l'époque et sur les bouleversements structurels qui étaient déjà à l’œuvre au sein de cette industrie.
Car le film est une peinture de la transition qui a vu le cinéma américain de l'âge classique muter vers différentes formes d'expression. C'est l'agonie d'un système que dessine Tarantino. Il filme la fin d'une logique. À cette époque, les grands cinéastes classiques vieillissent et terminent leur carrière. C'est la fin d'un temps. La décennie fut en outre balisée par la disparition physique de quelques mythes hollywoodiens (Clark Gable disparaît en 1960, Gary Cooper en 1961, Marilyn Monroe en 1962, etc. jusqu'à l'assassinat, en 1969, de Sharon Tate, égérie potentielle d'une nouvelle manière de faire des films). Mais les années 1960 furent également entachées par la mise à mort de personnalités du monde politique et des utopies qui les accompagnaient (assassinats de JF Kennedy en 1963 à Dallas, de Malcolm X en 1965, de Martin Luther King en 1968 ou encore, en 1968 toujours, de Robert Kennedy). D'autres événements tragiques comme les luttes pour les droits civiques réprimées dans le sang, les manifestations contre le racisme ou la guerre du Vietnam témoignent de changements en profondeur. Dans le cinéma, reflet de la société qui le produit, le sang, l’érotisme et une violence souvent théâtralisée s'invitent désormais régulièrement dans la production. Au tournant des années 60/70, une série de films sort sur les écrans et achève l’entreprise de démythification amorcée une dizaine d’années plus tôt.
C'est cette articulation sociétale réfléchie par le cinéma qui sert de support à Once upon a time in Hollywood. En mélangeant un matériau fictif (les deux personnages interprétés par Leonardo DiCaprio et Brad Pitt) à des éléments appartenant à la réalité tangible de l'époque (Sharon Tate, Polanski, affiches de films ou l'évocation formelle et esthétique de véritables œuvres), Tarantino travaille deux questions fondamentales : la nature de l'objet filmique et le cinéma comme matrice et finalité du projet qui est le sien. Point d'écart, par exemple, entre les images de films tournées pour crédibiliser et légitimer la présence de l'imaginaire tarantinesque (les personnages inventés par ses soins) et les images empruntées à un véritable film avec Sharon Tate regardées dans un cinéma par Margot Robbie, la Sharon Tate de Tarantino. Tout se superpose. Tel un archéologue, Tarantino ravive visuellement et formellement un passé qui se combine avec le présent dans un astucieux palimpseste.
La mutation du cinéma et du rapport du spectateur aux images de film se vérifie à travers le développement de ses deux personnages principaux : Rick Dalton (Leonardo Di Caprio) et Cliff Booth (Brad Pitt). Le second étant la doublure du premier pour les scènes d'action. Ce qui est à la fois passionnant et complexe avec Once upon a time in Hollywood, c'est que le film tente et réussit le plus souvent à concilier un plaisir cinéphilique pur (le spectateur se laisse happer par le film) et la contextualisation du film au regard d'une histoire plus grande que celle du cinéma. Ce qui se lit à partir de l'évolution de chacun des personnages principaux : Rick Dalton, Cliff Booth et Sharon Tate.
Dans la première partie du film, la dramaturgie s'attache à suivre presque exclusivement l'évolution professionnelle de Rick Dalton. Le film nous arrive par lui et pour lui, enfin pour ce qu'il est et ce qu'il représente. Car en observant plus attentivement le cheminement du personnage, on constate que la progression de se dernier se caractérise uniquement du point de vue d'un plan de carrière et d'une trajectoire d'acteur conditionnée par les offres qu'on lui propose. Tarantino fait de son personnage une fonction ou plutôt une allégorie. Rick Dalton incarne la disparition ou la métamorphose contrainte d'une catégorie d'acteurs, ce qui le prive d'une substance qui pourrait en faire une figuration projective du spectateur. Nous ne sommes pas, en tout cas dans cette première partie, dans un film où nous suivons la trajectoire d'un individu qui pourrait nous ressembler et auquel nous pourrions nous identifier mais en présence de l'incarnation d'une idée, d'une pensée, d'une réflexion sur le cinéma des années 60/70 et de l'époque que ce cinéma a représenté. Le monde tel que figuré dans cette première partie est artificiel. L'univers filmique sent le factice afin de créer une dichotomie entre le personnage que nous suivons et l'univers qui sert de décor à sa déambulation. La douleur existentielle qui est la sienne (quantifiable dans la scène du repli sur soi dans la loge de Dalton) ne nous atteint pas. Nous la regardons car nous sommes spectateurs de son existence dès le début du film puisque celui-ci s'ouvre sur une scène d’interview où le journaliste et les interviewés (Dalton et Booth) s'adressent à plusieurs reprises directement à la caméra donc à nous qui regardons le film. Nous resterons spectateurs jusqu'à ce que Tarantino nous convie à participer de manière sensorielle à Once upon a time in Hollywood.
Nous entrons, à ce moment-là, dans la seconde partie de Once upon a time in Hollywood. Le film bifurque, il suit une autre méthodologie formelle. Il s’humanise (feu vert pour les émotions) puisque la figure principale de la première partie du film, Rick Dalton, s'estompe pour presque disparaître totalement (ses apparitions resteront fugaces et ne serviront qu'à ponctuer le récitpour ouvrir de nouvelles voies narratives). Nous sommes désormais attachés à Cliff Booth qui, dans sa façon d'être et d'appréhender la profession qui est la sienne, cascadeur, témoigne d'un flegme et d'une morale qui convoquent certains traits de caractères prêtés aux personnages mythiques de l'Ouest américain. Le tout, bien évidemment, passé au tamis des années 60/70 et de l'arrivée d'une possible modernité filmique, celle des profonds questionnements existentiels. Des émotions surgissent à l'écran, des désirs, des craintes, une morale même. Le travail est une chose mais ce n'est jamais une finalité en soi, ce sont les principes adoptés par chacun qui déterminent l'homme. La vie n'est affaire que d'éthique. Il va de soi que l'empathie, enfin, gagne le spectateur.
L'autre personnage important du film, Sharon Tate, est le fil rouge de la trame, le point de cristallisation de la question première de Once upon a time in Hollywood. Elle est un rappel historique, bien sûr, mais elle sert surtout de réceptacle aux thématiques du cinéaste : auscultation des singularités de personnages représentatifs d'idéaux précis, démesure plastique iconoclaste, la vengeance ou encore ce qui, bien sûr, découle de celle-ci, une représentation singulière de la violence. Cette dernière, théâtralisée à outrance, se dématérialise afin de déréaliser les actes auxquels nous assistons. Ainsi traitée, la violence perd de sa portée nuisible pour devenir la composante d'une stylistique. À ce titre, le film ne cache pas ses emprunts à quelques œuvres célèbres comme par exemple Yojimbo de Kurosawa ou encore de Leone (dès le titre) où la violence a pour fonction de stigmatiser les qualités et défauts de la faune observée. Once upon a time in Hollywood est une tentative de sublimation du cinéma. Le film correspond parfaitement, un peu comme Inglorious Basterds avait pu le faire en son temps, à l'idée transmise (après reformulation) en voix off au début du Mépris de Jean-Luc Godard. Extraite d'un texte paru dans Les Cahiers du Cinéma, la citation de Michel Mourlet décrit parfaitement aussi bien les intentions godardiennes que les idées qui ont gouverné la réalisation de Once upon a time in Hollywood : " Le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs". Ce que Tarantino, finalement, ne cesse, à sa manière, de clamer de film en film.
Crédit photographique : ©Sony Pictures