Le regard du néophyte - The Master (2012) de Paul Thomas Anderson
Publié par Thibaud Latil-Nicolas - 26 août 2019
Catégorie(s): Cinéma
Pas question aujourd’hui de plan iconique qui raconterait mieux que mille textes ce que le réalisateur a voulu transmettre à travers son œuvre. Cette fois, il est question de déplaisir, de malaise et de refus de la facilité. Dans mon jeune temps, je pensais qu’un film était bon si je ressentais du plaisir en le regardant. Pas question de m’ennuyer ni d’être gêné par son visionnage. Je devais être captivé et amusé. Mais c’était avant de découvrir The Master de Paul Thomas Anderson.
Ce film parle de la rencontre entre un vétéran de la guerre du pacifique, violent et alcoolique, Freddie Quell (Joaquin Phoenix) et Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), un homme mystérieux qui se révèle être le « maître » d’une secte qu’il dirige en se basant sur des théories personnelles qu’il tente d’ériger au rang de vérités absolues. Freddie va très vite se retrouver sous l’emprise de Lancaster et une relation particulière va unir les deux hommes malgré l’aversion que le vétéran suscite dans l’entourage du gourou en raison de son caractère primitif. Lancaster utilise la violence de Freddie pour intimider ses détracteurs et Freddie, de son côté, trouve un but à sa vie et une place en se positionnant dans le sillage de ce guide.
Je me souviens d'être sorti de la salle en ayant détesté le film. Je prétendais alors ne pas voir l’intérêt d’un film qui vous montre que les dérives sectaires c’est mal. La belle affaire… Mais si le film est, comme je le soutenais alors, si mauvais, alors comment expliquer que je me sois révélé incapable de l’oublier même des jours après son visionnage ? Cela fait maintenant près de sept ans et pourtant, il y a une scène en particulier que je ne peux effacer de ma mémoire et, surtout, que je revis à chaque fois que j’y repense.
La scène :
Crédit Photographique : Copyright Metropolitan FilmExport
Prétextant vouloir aider Freddie, l’élever, Lancaster, un jour où nombre de ses disciples sont rassemblés, lui demande de faire des allers-retours entre un mur et une fenêtre, sans interruption. Freddie s’exécute et commence ainsi à traverser la salle, comme un somnambule.
Tout d’abord sous le regard de l’assistance, Freddie s’acquitte de sa tâche absurde, allant du mur lambrissé à la vitre où il se cogne le front comme un oiseau étourdi. Visiblement nerveux, il se transforme sous nos yeux en machine consciencieuse, incapable de comprendre le but de cet exercice (on le comprend) mais s’acquittant toutefois de sa tâche malgré l’inconfort grandissant, fruit de l’humiliation et de l’incompréhension qui l’envahissent.
Lancaster finit par ordonner à l’assistance de quitter les lieux, ce qu’elle fait, abandonnant Freddie, seul dans sa routine aliénante. Le maître et les disciples se retrouvent au-dehors, profitant du thé, des biscuits et de la douceur du soleil pendant que Freddie continue sa course sans but. De la vitre au mur, du mur à la vitre, de la vitre au mur, etc. Il perd ses moyens, pleure et s’agace tout en continuant de marcher d’un pas raide et déglingué. Le film ne fait durer cela que quelques minutes mais par le procédé de l’ellipse, on sait que cela peut toutefois représenter des heures.
L’assemblée retourne dans la pièce et laisse Freddie faire ses va-et-vient encore de longs instants avant que Lancaster ne finisse par se lever et mette fin au supplice. Il ne le fait pas en expliquant sa démarche ni en donnant la parole à celui qu’il a ainsi torturé. Il se contente d’appeler Freddie par son nom avant de le toiser d’un regard entendu, de celui qui sait pertinemment ce qu’il fait et qui attend en retour qu’on lui en soit reconnaissant.
Et cela fonctionne. Freddie se jette dans les bras de son sauveur en pleurant.
Cette scène est douloureuse, pénible à voir. On la subit et on sent le malaise grandir en soi. On assiste impuissant à une démonstration impitoyable du contrôle total que Lancaster exerce sur Freddie, cette mainmise qui va jusqu'à interdire la remise en cause des ordres même les plus absurdes. « Meine ehre heisst treue » n'est pas loin et c’est en cela que la démarche du réalisateur est pertinente : avec une poignée de personnages, Paul Thomas Anderson nous invite à nous interroger sur le chemin qui pousse un homme vers la servitude volontaire.
Ce film n’est pas là pour être agréable, il n’est pas là pour nous faire passer un bon moment. Paul Thomas Anderson déploie une mise en scène qui nous fait ressentir la détresse, ou du moins, le malaise psychologique de ses personnages et en cela il fait preuve d’une maîtrise incomparable. Dans The Master, le film se termine sur une séparation de Lancaster et de Freddie mais dans son film suivant, Phantom Thread, Paul Thomas Anderson ira encore plus loin. Cette fois la figure d'autorité s'incarne dans le personnage de Reynolds Woodcock interprété par Daniel Day-Lewis. Jaloux de son pouvoir et de ses prérogatives de dominant, il finira vaincu par Alma Elson, sa muse, interprétée par Vicky Krieps. Cette dernière lui tiendra tête non pas en puisant dans le registre classique des héroïnes (la liberté, l'égalité, la force) mais en se révélant aussi retorse et malsaine que lui. Paul Thomas Anderson refuse alors la facilité en nous expliquant qu'un couple peut parfois fonctionner à condition qu'il s'exprime dans le cadre d'une relation que, si nous y étions confrontés, nous taxerions immédiatement de toxique.
Ces films restent, collent à la peau et sollicitent chez nous toute une partition d’émotions que l’on est très loin de vouloir éprouver lorsqu'on recherche le seul divertissement : malaise, mépris, doute, dégoût, sidération. Ils nous sortent de notre zone de confort et font ce qu'une œuvre d'art réussie doit savoir faire : nous faire réfléchir.
Combien de films agréables sitôt vus, sitôt oubliés ai-je vus ? Un nombre qui m'échappe bien évidemment. Mais des films qui vous marquent au fer rouge comme l’a fait The Master, pas beaucoup, j’en suis certain.
Crédit photo : ©Metropolitan FilmExport