Accueil > Jeux vidéo > Bendy & the ink machine
Comme le suggèrent les histoires de poupées maudites qui parsèment la culture populaire, telles que Chucky ou Annabelle, il existe une certaine fascination pour les récits dans lesquels une incarnation de l'innocence est vecteur d’effroi. Lorsque l’on s’intéresse aux Creepypasta, légendes urbaines qui se diffusent via Internet sous différents formats, il est évident que l’un des matériaux les plus utilisés par les auteurs pour servir d'écrin aux faux récits qu'ils fomentent n’est autre que le célèbre studio Disney. La raison en est simple. Disney, servi par un marketing des plus performants, est associé, dans l’inconscient populaire mondial, aux univers émancipateurs ou initiatiques (l'égal du conte ou de la fable), au bien-être de l’enfance, au rêve et aux joies insouciantes. Le tout sur fond de success story Made in America jusqu’à devenir un des symbole les plus évidents des États-Unis. À mesure qu’a grandi la compagnie, les doutes et les critiques à son encontre ont fait de même. Ceux-ci ont alors donné naissance à toutes sortes de fantasmes obscurs qui, généralement, fascinent le public. Divers artistes ont alors conçu des univers où l’horreur et l’innocence se mélangent. On pense à Tim Burton qui a développé un style qui associe différentes techniques d'animation et le cauchemardesque expressionniste et/ou gothique. Puis viennent les fameuses Creepypasta et leurs récits de parcs hantés et de cassettes maudites. L’un des derniers nés de cette mouvance contre-culturelle est un jeu vidéo nommé Bendy & the ink machine.
L'action du jeu se situe en 1966 et a pour sujet les mésaventures de Henry Stein, un animateur à la retraite. Dans les années 1930, celui-ci travaillait pour un célèbre studio de dessin animé : Joey Drew Studios. L'ancien employeur d'Henry Stein, Joey Drew, plus proche du businessman que de l’artiste, l’invite à visiter son ancien studio pour lui montrer quelque chose d’important. Seulement, une fois sur place, Henry découvre les lieux délabrés, abandonnés et envahis par des monstruosités rampantes faites d’une encre épaisse et dégoulinante. Certaines ressemblent d’ailleurs aux personnages qui ont fait la renommée du studio et créés par l’ex-animateur dont sa fameuse mascotte : Bendy. Comble de l'horreur, des employés du studio semblent également se dissimuler sous l’encre de certaines de ces créatures, à moins qu'elles ne les aient absorbés.
Le héros se retrouve ainsi plongé et perdu dans un labyrinthe sombre et incohérent au sein duquel errent des horreurs gluantes et mécaniques. L’aspect cartoon de la direction artistique rappelle l’objectif originel de Joey Drew Studios : séduire un public enfantin en produisant un plaisir visuel "naïf" apte à conquérir un public le plus vaste possible. Le message délivré par le jeu s'extirpe alors du simple plaisir cognitif éprouvé par le spectateur/joueur et se diffuse alors, de manière détournée, une pensée qui témoigne du climat de travail qui sévissait dans le studio et dans la société de l'époque : “Travailler dur, travailler heureux”.
Mais l’aspect délabré et répugnant imaginé par les créateurs du jeu participe également d'une atmosphère troublante. À minima, le joueur notera le contraste perturbant qui irrigue l'image pour habiter pleinement l'espace de jeu. Au mieux, le joueur distinguera aussi une critique acerbe d'un modèle d'entreprise déshumanisé comme en témoignent les teintes jaunâtres et donc maladives qui dominent le travail chromatique consenti pour le jeu. Nous semblons immergés dans un des premiers dessins animés Disney qui aurait subi les outrages du temps ou qui serait le pendant dégénéré d'une création sise dans un monde parallèle. Le récit suit également cette logique. Partant de son ancienne table à dessin, Henry Stein finit par s’enfoncer dans les profondeurs tentaculaires et mécaniques du studio qui se sont développées après son départ, trente ans auparavant. Ce lieu qui produisait du rêve fait alors penser à un cadavre en décomposition.
Son parcours est alors motif à comprendre ce qui est arrivé au studio à travers des dialogues et d'une narration environnementale remplis de sous-entendus religieux. Plus le joueur s’éloigne du studio originel, plus il se rend compte combien Joey Drew a exploité les créations de l’ex-animateur et tyrannisé ses employés pour l'appât du gain et, sans doute, en raison de quelques carences psychologiques. Henry découvre ainsi les tensions que subissaient les créatifs du studio, les moyens de pression utilisés par leur employeur jusqu'à ces étranges symboles d'aspect occulte qui suggèrent l’usage d’une forme de magie maléfique.
L’un des compagnons de Bendy, Alice, est un ange. La fabrique de jouets se nomme Heavenly Toys (Jouets Célestes). Pourtant, Dieu semble bien loin de Joey Drew Studios. Les tags affichés sur les murs en attestent. On peut y lire qu’aucun ange ne se trouve ici, mais qu’il, sous-entendu Bendy, les délivrera tous. Certaines créatures parlent par ailleurs avec un champ lexical proche du biblique. L’un d’entre eux fait d’Henry un agneau à sacrifier pour satisfaire son seigneur. Une version maléfique d’Alice cherche à atteindre la perfection, à se rapprocher d’un ange véritable, en tuant d’autres personnes. La relation messianique que les monstres du labyrinthe entretiennent avec Bendy semble faire de la mascotte si mignonne du studio, dont les gants blancs rappellent ceux d’une certaine souris, un parfait antéchrist comme peuvent également le suggérer les oreilles du personnage proches de cornes d'un démon quelconque. Oui, pas de doute, il y a une certaine logique à ce que Bendy Land ait été rebaptisé Bendy Hell.
Le récit se veut ouvert aux interprétations. Est-ce que tout ceci se déroule réellement ? S’agit-il d’un délire d’Henry ? Ou tout n’est-il qu’une métaphore ? Un conte noir ou une expérience surréaliste ? Dès lors que Henry Stein, le créatif, a laissé les commandes du studio au seul Drew, la déchéance a commencé. Joey drew le suggère lui-même lorsqu’il dit qu'Henry était doué pour lui faire prendre les bonnes décisions. La figure du labyrinthe est depuis toujours une métaphore de l’esprit humain. Encore plus lorsque celui-ci ne semble suivre aucune logique architecturale. Bendy devient une déclinaison efficace du Minotaure de la mythologie grecque. Peut-être faut-il donc voir cette aventure comme l’exploration de l’esprit d’un certain dessinateur qui a lui aussi donné naissance à un empire du rêve qui promet le bonheur. Henry est-il la moitié créative qui tente de sauver la moitié pragmatique de l’esprit d’un artiste ? Serait-il l'antagoniste d'un esprit corrompu par les richesses et le bonheur promis par l’exploitation capitaliste d’une figure iconique devenue symbole du rêve américain ? Toute ressemblance avec des personnes et organisations existantes ou ayant existé semble purement intentionnelle.
Crédit image : ©Joey Drew Studios Inc.