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Zaroff

Publié par - 26 septembre 2019

Catégorie(s): Bande dessinée

En 1924, Richard Connell publia une nouvelle qui allait faire grand bruit : The most dangerous game. L’histoire est celle d’un aristocrate russe qui est amateur de chasse à l’homme qu’il pratique sur son île tropicale. Le récit, rebaptisé en français Les chasses du comte Zaroff, sera alors adapté au cinéma par la RKO en 1934 et réalisé par Irving Pichel et Ernest Schoedsack. Malgré un succès mitigé en son temps, le film fera entrer durablement le personnage du comte dans la culture populaire. Il inspirera dès lors de nombreux créatifs de tout bord. Des émules de Zaroff se retrouvent dans toutes sortes de films, séries, jeux vidéo et même dans les comics à travers un des pires ennemis de Spider-man : Kraven le chasseur (assassin d’origine russe qui ne vit que pour tuer les gibiers les plus dangereux). Zaroff est devenu au fil du temps un prototype de la figure du tueur en série et une incarnation du Mal. À partir de ce postulat, Sylvain Runberg et François Miville-Deschênes se sont livrés à une expérience qui consiste à conférer au chasseur d’homme le rôle de la proie.

Dans leur récit, sobrement baptisé Zaroff, le fameux comte a survécu à sa lutte contre Sanger Rainsford, héros de l’histoire originale. Il s’est réfugié sur une nouvelle île avec ses fidèles serviteurs, mais a sombré dans la dépression. Il a perdu le goût de la chasse. Et puis un jour il découvre, sur le pas de sa porte, une caméra et un film. C’est un message. Il lui vient de Fiona Flanagan, Boss du plus puissant clan mafieux irlandais de Boston. Quelques années auparavant, le comte a chassé et tué le père de la jeune femme. Pour se venger, elle lui annonce avoir débarqué sur l'île avec ses hommes et que, cette fois, Zaroff sera la proie. On pourrait voir dans cette ébauche de récit une pure et simple inversion des rôles. Mais la bande dessinée de Runberg et Miville-Deschênes est plus que cela.

Pour que sa vengeance soit parfaite, Miss Flanagan a également kidnappé la sœur, le neveu et les nièces du comte après avoir tué leur père sous leurs yeux. Eux aussi seront des proies. Zaroff, aidé de son fidèle serviteur Radimir, doit alors trouver le moyen de survivre et de sauver sa famille. La frontière entre le Bien et le Mal commence à se flouter. Les deux camps s’affrontent dans le décor d’une jungle périlleuse, loin de toute civilisation. Comme dans le conte, la forêt, devenue jungle ici, sert avant tout de lieu où les vraies intentions et personnalités de chacun se révèlent. Et cela concerne les deux parties. Fiona Flanagan, la chasseresse, choisit son gibier pour ce qu’il incarne et représente. Le tuer, c’est d’abord une manière de collecter le trophée qui lui permettra d’asseoir son pouvoir en tant que chef du clan.

Les cases, très larges, opposent dans un rapport de taille disproportionné les humains à la Nature. La théâtralisation du duel placé dans un espace hors de toute tangibilité teinte la violence qui s’y déploie d’une sauvagerie primitive qui a pour but de questionner l’humain sur ce qu’il est et représente dans le monde. Tout cela, bien sûr, n’est pas sans rappeler certains codes du western mis au service ici d’une vendetta qui, elle, s’inscrit dans une logique proche de celles des récits criminels américains.

Cette chasse, ce sont deux mondes qui entrent en collision : l’ancien, incarné par Zaroff, et le nouveau, représenté par Flanagan. Tout au long du récit, le comte, pourtant connu pour être un meurtrier fou, se révèle soucieux de ses proches. Il s’inquiète, habité d’une responsabilité inédite et troublante, pour sa famille et ses serviteurs. Ces derniers le lui rendent bien et font par ailleurs preuve d’une grande loyauté envers Zaroff. À l’opposé, les hommes de main de Flanagan ne cessent de remettre en question son autorité. Certains par soif de pouvoir, d’autres parce qu’elle est une femme et certains même par racisme. Être sous les ordres d’une femme qui prête attention aux conseils d’un métis brésilien leur semble relever d’une aberration notoire. De plus, bien qu’en sous-nombre, la famille Zaroff, guidée par le comte, réussit à s’adapter et à trouver une forme de cohésion face à l’adversité que constitue en soi la nature. Le tueur devient une figure paternelle de substitution, à la fois rationnelle et cultivée, comme le montrent ses nombreuses citations de Marc-Aurèle. À l’inverse, le clan Flanagan peine à avancer, tous tombent dans les pièges tendus par leurs proies et la bande perd pied face aux bêtes sauvages. Les fameux conquérants du nouveau monde sont déboussolés face à une nature hostile qui ne pardonne rien.

Dans la continuité du récit originel, le principe de moralité est remis en question hors d’une société dite civilisée. L’histoire de cette bande dessinée semble prolonger le débat entre Zaroff et Rainsford. Ce dernier était aussi un chasseur et justifiait sa supériorité d’humain sur les animaux par leur incapacité à ressentir des émotions. Contrairement à lui, Zaroff pense que cette supériorité vient de la capacité de l’homme à raisonner. Zaroff, comme dit précédemment, reste raisonnable face à l’adversité alors que Flanagan et ses sbires semblent dominés par leurs émotions.

Sur la nouvelle île du comte Zaroff, le Bien et le Mal n’existent plus. Les deux commandeurs de cette bataille sont moralement condamnables en raison de leur passé ou de leur rôle dans les sociétés qui sont les leurs. L’opposition est complexe et ambiguë. Il est très délicat pour le lecteur de pleinement se sentir plus proche du comte qui cherche à protéger sa famille que de la criminelle ivre de pouvoir et sa clique. Et pourtant, si l’homme est un individu social, alors c’est Zaroff qui se rapproche le plus, dans ce récit-là, d’un comportement apte à développer une forme d’équilibre social. Oui, lui, le serial-killer, incarnation de l’autodestruction communautaire, devient la pierre angulaire d’un comportement qui permet à un collectif de partager un espace et/ou des valeurs. Là où le premier récit pouvait être lu comme une critique sociale sur le pouvoir des riches, vu du point de vue d’une victime du comte, la bande dessinée Zaroff se concentre sur l’humain que représente ce dernier. Zaroff a fui la Russie et n’a plus ni fortune, ni propriété, il ne semble pas mieux loti que Flanagan et son groupe maffieux, un monde est à redéfinir sur de nouvelles bases. Dans l’esprit rationnel de Zaroff, traumatisé cependant par son exil forcé après la révolution soviétique de 1917, les chasses qui ponctuent sa vie sont un retour à un état premier proche de la nature. Un retour aux origines où tout peut se redéfinir à partir de choix qu’il faudra effectuer. La condition sociale n’est à ses yeux qu’un ensemble d’outils au service d’une lutte constante entre les hommes. Une lutte que sa Némésis, Rainsford, a contribué à édifier comme modèle étalon de toute forme de rapport social lorsqu’il a voulu tuer le comte pour sauver sa vie. Le discours moralisateur que celui-ci prononce en début de récit sonne creux. Pour Zaroff, la moralité n’existe pas. Seule reste la citation de Marc-Aurèle qu’il énonce au tout début du récit : “Rien n’est mal qui est selon la nature”. Qu’il complète par ces mots : “Un chasseur tuant sa proie, quoi de plus naturel ?”

Crédit images : ©Miville-Deschênes / Runberg, Le Lombard, 2019

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