Splitscreen-review Image de Francis Ford Coppola Prix Lumière 2019

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Prix Lumière 2019 - Francis Ford Coppola

Publié par - 18 octobre 2019

Catégorie(s): Cinéma, Expositions / Festivals

Le Prix Lumière 2019 récompense Francis Ford Coppola et il y a une certaine logique à ce que le cinéaste, l'un des plus importants des années 1970, 1980 et 1990, soit honoré à Lyon par le Festival Lumière. Ce prix vient à point nommer pour nous donner des nouvelles du réalisateur. C'est qu'elles sont trop rares, les nouvelles de Coppola. Il faut dire que le cinéaste a disparu petit à petit du paysage cinématographique contemporain.

L'occasion nous est donc donnée de nous souvenir de ce qui a fait la réputation de Coppola car, que l'on aime ses films ou pas, il est tout de même bien délicat de passer sous silence des œuvres telles que Les gens de la pluie, Le Parrain (trilogie), Conversation secrète, Apocalypse now, Outsiders, Rusty James, Cotton Club, Tucker ou encore Dracula. Cette simple liste permet déjà de quantifier l'apport de Coppola au cinéma. C'est tout simplement monumental. Comment alors résumer l’œuvre ? Dégager des thématiques ? Tenter ou imaginer des synthèses forcément approximatives ? Comment aborder Le Parrain dans sa complexité et son intégralité sans tomber dans le lieu commun ? Comment prétendre donner accès à l'essentiel d'Apocalypse now ? Présomptueux. Ne pourrait-on évoquer alors Coppola sous la forme de souvenirs, d'impressions, de sensations ? Assumons la trivialité de l'entreprise.

Splitscreen-review Image de Apocalypse Now de Francis Ford Coppola

Coppola est entré par effraction dans l'horizon filmique qui était le mien. Sans crier gare. Je suis allé voir un de ses films parce que tout le monde en parlait. Et puis aussi parce que la bande son du film me plaisait. Je me souviendrai longtemps de ces volutes de fumées qui apparaissent subrepticement sur un plan large qui se tient à distance d'une jungle en apparence éloignée des préoccupations humaines. Une fumée apparaît en bas de l'image et contamine le cadre. Une sonorité indistincte, une sorte de rythme, prend soudainement corps lorsqu'un hélicoptère intrusif traverse rapidement le plan. La sensation est étrange car le son et le vent qui agit sur la végétation, au loin, laissent imaginer que l'image est au ralenti. Mais l'hélicoptère passe très vite. On vérifie. L'image est effectivement au ralenti. L'hélicoptère est donc passé très près de nous. Le son de plus en plus envahissant qui accompagnait la trajectoire de la machine était en accord avec la position de la caméra. Pas de dichotomie images/son. Retour de la fumée d'un jaune qui n'augure rien de bon. Au bruit de l'hélicoptère succèdent des accords de guitare. D'abord discrète, la fumée devient plus insistante et semble répondre à la musique. This is The end nous dit Morrison et le napalm embrase la végétation au loin.

Splitscreen-review Image de Apocalypse Now de Francis Ford Coppola

La fumée, on le sait depuis Méliès, est un écran, un sas qui sépare notre réalité de l'étrange, de l'inquiétant et/ou de l'inframonde. L'enfer est là, à portée de main. Quiconque a vu Apocalypse now se remémore inévitablement ce plan séquence, procédé qui, dans sa nature ontologique, est un principe naturaliste qui s’oppose au découpage et qui se rapproche le plus fidèlement de notre perception de la durée dans la réalité. Son usage ici a pour fonction de contraindre le spectateur à faire le lien entre plusieurs éléments qui habitent le cadre afin de composer mentalement toute une série de plans qui viennent s’ajouter au sens global du film ou de la séquence. Ici ce sera le son produit par l'hélice d'un hélicoptère, de la fumée, la jungle, un hélicoptère, le napalm et The Doors qui nous ouvre une voie d'accès vers l'enfer ; The end my friend. Brillant. Ce n'est certes pas nouveau, d'autres ont déjà utilisé le plan séquence de cette manière avant, mais imaginer pareille mise en scène pour un film qui se situe dans l'immédiate après-guerre du Vietnam peut surprendre. Surtout que nous, Français, ne sommes pas rompus à l'exercice qui consiste à affronter l'histoire dans sa contemporanéité. Politique est la démarche du réalisateur. Il est question ici, pour Coppola, de soustraire le spectateur, de la même manière que dans les films d'Eisenstein, à sa condition première pour le faire changer changer d'état et élever le public à un autre niveau de conscience. La guerre du Vietnam ne concernait pas que les États-Unis. Soudainement, à cause de Coppola, cette guerre était la nôtre, celle de tout le monde. Le Vietnam était une nouvelle guerre mondiale et chacun prenait position.

Splitscreen-review Image de le Parrain de Francis Ford Coppola

Découvrir le reste de l’œuvre relevait de la nécessité désormais. La suite de nos rencontres se fit d'abord par l'intermédiaire des deux premiers opus du Parrain (la troisième partie sortira plus tard, en 1990). La musique, encore. Envoûtante, toujours. L'image ? Du noir puis des cartons : Paramount Pictures et puis Mario Puzo's The Godfather. Le titre s'accompagne d'un dessin qui semble indissociable des mots : la main d'un maître de marionnette, démiurgique donc, semble agir sur le titre et forcément sur le film. La musique s'arrête. L'écran est parfaitement noir et une voix surgit du néant. Elle nous raconte, à la première personne, une histoire qui pourrait être celle de l'Amérique abordée sous l'angle de la chronique : "J'ai confiance en l'Amérique" nous dit une voix d'homme. Puis, en très gros plan, un visage apparaît pour donner figure à la voix. Un très gros plan qui confère au visage de l'homme que nous voyons une dimension métaphorique ou, plus précisément, qui transforme ce visage en figure allégorique.

Splitscreen-review Image de le Parrain de Francis Ford Coppola

Une figure de l'Amérique et de sa nature profonde liée à une émigration variée. L'accent est italien. L'homme évoque dans l'ordre l'Amérique, sa fille, sa famille, ses origines et le rêve américain devenu cauchemar. La scène est un condensé de l'histoire de l'Amérique mais aussi du cinéma américain. Le cadre s'élargit lentement, zoom arrière, ce n'est pas sur cet homme que notre attention doit se focaliser. L'homme est toujours face au spectateur, l'émotion, la douleur le gagnent. L'homme relate ce que sa fille a subi. Au point culminant du récit, des mains entrent dans le cadre, à gauche, en gros plan donc. Le cadre continue de s'élargir et le cinéaste, qui était jusqu'ici celui qui décidait de ce que nous voyions et entendions, cède la place à un personnage qui est dans l'image. Nous ne voyons pas ses traits, il nous tourne le dos mais désormais, le démiurge premier (Coppola) a cédé sa place à un personnage du film. Le marionnettiste sera donc dans le film. Il effectue des gestes qui conditionnent l'attitude de l'homme que nous écoutons. C'est sur lui que notre attention doit se porter. Soudain, un personnage resté dans l'ombre intervient et, commandé par la gestuelle du maître de marionnette, apporte un verre d'eau à l'homme qui témoigne des horreurs vécues par sa fille. L'homme nous dit être allé porter plainte afin que la justice fasse son œuvre et punisse les auteurs de l'agression. Visiblement, le système n'a pas fonctionné puisque les coupables n'ont écopé que d'une peine avec sursis.

Splitscreen-review Image de le Parrain de Francis Ford Coppola

Il confesse alors, au littéral comme au figuré, être venu pour rencontrer Don Corleone, Le Parrain qui est aussi notre marionnettiste ou notre démiurge, pour obtenir justice. Don Corleone est une vision morale de l'Amérique. Il est aussi un raccourci historique. La famille Corleone, elle, à travers les différentes caractéristiques de chacun de ses membres, annonce les changements sociétaux à venir et initiés dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale. La famille est un microcosme dans lequel se déploient les mêmes drames que dans la réalité américaine des années 1970. L'Amérique ne fait plus rêver, les gouvernements qui se succèdent sont suspects depuis l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy et, surtout, le film anticipe de quelques mois seulement sur le scandale du Watergate. C'est le temps de l'amertume, de la défiance envers le politique, de l'incompréhension devant le fonctionnement d'administrations déshumanisées, du sentiment d'abandon, des injustices, de la guerre du Vietnam et des violences qui se répandent à l'échelle du territoire. L'Amérique ne rêve plus, elle est pragmatique et corrompue. Oui le rêve est cauchemar. Pour tous.

Splitscreen-review Image de le Parrain de Francis Ford Coppola

À ces impressions peuvent s'ajouter ce que j'ai éprouvé lors de la découverte de Conversation secrète. D'abord il y avait la sensation soudaine de mesurer combien l'Amérique était (la temporalité pourrait très bien être au présent) versée dans une paranoïa ambiante. Avec ce film, comme avec les œuvres citées ci-dessus, Coppola ausculte une communauté tourmentée et touchée dans sa chair et son esprit. Ces maux, finalement, se sont propagés bien au-delà du paysage américain pour dresser le portrait d'une humanité tout entière. Le réajustement d'échelle qui permet, par exemple, d'envisager la famille Corleone comme un condensé de l'Amérique semble suivre une ligne intentionnelle qui est parallèle aux tragédies shakespeariennes qui, par définition, touchent à l'universel. Les films de Coppola naviguent entre le micro et le macro par l'intermédiaire de connexions poétiques qui définissent un paysage des âmes où le répit n'existe pas et où le moindre faux pas est fatal pour l'individu. Une telle lucidité sur la condition humaine méritait bien une nouvelle récompense. Et que celle-ci se nomme Lumière ne pouvait pas mieux tomber. Viva Coppola !

Splitscreen-review Image de Francis Ford Coppola Prix Lumière 2019

Crédit photographique : © 1972 Paramount Pictures

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