Quand passent les cigognes
Publié par Stéphane Charrière - 31 octobre 2019
Catégorie(s): Cinéma, Critiques, Sorties DVD/BR/Livres
Louable initiative que celle de Potemkine Films qui nous propose simultanément la ressortie en salles et dans une remarquable édition DVD/Blu-ray de Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov. Le film a marqué son temps et les esprits puisqu’il permit au cinéma soviétique de se hisser à hauteur du meilleur de la production mondiale grâce à l’obtention d’une Palme d’Or cannoise en 1958. Lorsqu’on contextualise l’œuvre, on constate que celle-ci réussit l’amalgame étonnant de la tradition réaliste (sujet), du réalisme socialiste (traitement scénaristique du sujet) et du traitement de l’intime placé sous le sceau d’influences littéraires classiques (mise en forme du sujet). Quand passent les cigognes est aussi l'occasion de vérifier combien la volonté était grande, à la fin des années 1950, de rompre avec les principes staliniens qui régissaient la vie en générale et la vie artistique en particulier.
En URSS, après la mort de Staline en 1953, le dégel s’amorce avec la période qui voit Nikita Khroutchev arriver au pouvoir. Dès la fin des années 1950, des modifications sociales profondes, comparables à ce qui se fait ailleurs dans le monde, animent les préoccupations de l’intelligentsia et de la jeunesse. Ces bouleversements historiques sont habités de pensées qui, toutes, témoignent de la volonté de s'affranchir d'une logique qui semble en désaccord avec la modernité de l’époque. Il s’agit alors, en URSS comme ailleurs, de produire des œuvres qui sont le reflet des préoccupations de la jeunesse et de montrer le monde tel qu’il est. La possibilité de retranscrire la complexité du monde, fut-il soviétique, devient une sorte de leitmotiv. Ainsi, les films soviétiques se chargent, eux aussi, de questions métaphysiques, philosophiques et/ou de réalités existentialistes. L’air de rien, le cinéma, au regard des idéaux communistes, s’interroge sur le ressenti de l’homme et questionne le rapport de l’individu à la société, élément crucial de la vie en URSS, et de l’homme au monde.
Quand passent les cigognes est un pur mélodrame, genre qui, en soi, est paradoxal dans la mesure où, dès son intitulé, des sentiments opposés se mêlent : admiration et défiance. Le terme peut aussi bien s’entendre de manière péjorative que se teinter d’intérêt. Les codes du mélodrame se rapportent historiquement à des formes admises et assimilées comme celle de la Tragédie où s’expriment des enjeux qui superposent les notions de collectif et d’intimité.
L’un des thèmes de prédilection du mélodrame, les amours contrariés, est au cœur du dispositif narratif du film. C’est par l’irruption de la guerre dans le quotidien des protagonistes principaux que l’affliction se produit. Un jeune couple, Veronika (Tatiana Samoïlova) et Boris (Alexeï Balatov), qui se promettait de vivre un amour indéfectible, se désunit lorsque Veronika apprend que Boris s’est engagé dans l’armée et que son départ est proche. La guerre provoque déjà ses premières victimes : il y a ceux qui partent avec le risque de ne jamais revenir et ceux qui restent et qui redoutent le pire. Le singulier est donc très rapidement soumis à la volonté de la communauté qui agit directement sur la destinée de chacun. Boris part à la guerre car cela fait partie d’un processus global qui intime à l’individu de se soumettre au collectif pour le bien de la société.
Le film ne peut d’ailleurs jamais se soustraire à ses conditions d’émergence comme en témoigne le vol des cigognes qui ouvre et clôt le film. La cigogne est d’abord une promesse de félicité individuelle qui est contrecarrée par la mise en scène. Les plongées démiurgiques qui accompagnent la première apparition du couple de protagonistes principaux les condamnent en inscrivant leur intimité dans une logique de l’échec. Le vol des cigognes ouvre une sorte de parenthèse narrative qui a pour fonction de soumettre l’humain à la raison du collectif. Un nouveau vol de cigognes, en fin de film, viendra refermer ce chapitre pour annoncer un futur qui ne sera radieux que si l’individu fait allégeance aux besoins de la société.
Les traditionnelles victimes du mélodrame sont les femmes, les enfants, les vieillards, etc. De ce point de vue, Quand passent les cigognes répond parfaitement aux codes et désigne Veronika comme le personnage auquel le spectateur s’associera ou compatira. Lorsqu’elle découvre que Boris s’est engagé, l'usage du dutch-angle et des lumières, donc des ombres, nourrit les intentions dramaturgiques du cinéaste et renseigne sur ce que vit intérieurement le personnage de la jeune femme.
Une scène est particulièrement représentative de la douleur éprouvée. Celle du départ des hommes pour la guerre. Veronika et Boris n’arrivent pas ensemble sur le lieu de rassemblement. Montage parallèle entre deux trajectoires individuelles que la mise en scène maintient éloignées l’une de l’autre. Boris cherche Veronika. Il grimpe sur un mur et tente désespérément de la retrouver dans l'assemblée trop nombreuse pour qu’il soit envisageable d’apercevoir la jeune femme. Il redescend et parcourt quelques mètres dans la foule. Un travelling avant s’amorce. Nous entrons alors dans une logique que le film met en évidence et qui a pour fonction de diluer le singulier dans le pluriel. Nous suivons d’abord Boris puis, dans un schéma formel identique, nous suivrons Veronika. Boris s’enfonce dans un paysage qui décrit la diversité humaine qui compose l’URSS. Soudain ce n’est plus un travelling avant mais un travelling latéral qui calque son rythme sur la progression physique de Boris dans la foule. Celui-ci se nourrit de plusieurs fonctionnalités. D’abord nous accompagnons le personnage de manière à compatir à son désenchantement. Puis, lorsque Boris n’occupe plus le premier plan et qu’il s’éloigne de la caméra, ce sont les expressions sentimentales d’autres individus anonymes que la caméra saisit ou capture. Il est ici question de laisser Boris se dissoudre dans une masse qui est unifiée par le même spectre d’émotions.
C’est alors que Veronika devient plus présente dans la séquence. Plus Boris disparaît dans la foule, plus Veronika apparaît et semble s’isoler. Kalatozov opte pour un schéma filmique qui ne laisse aucun doute sur l’issue de la séquence : les deux amoureux ne se croiseront pas. Pour cela, le principe utilisé est relativement simple mais terriblement efficace. Kalatozov joue avec la notion de champ/contrechamp. À distance, Boris et Veronika semble discourir. L’échange est physique et s’effectue par les trajectoires des corps dans la foule. Dans le cas d’un échange verbal ou autre entre deux individus, le principe du champ/contrechamp se doit de respecter une règle dite des 180° (la caméra ne doit jamais franchir une ligne imaginaire qui relie les protagonistes ; cette ligne fictive est assimilée au diamètre d’un cercle, une ligne droite qui compose un angle à 180°. Le champ, premier cadrage, définit alors de quel côté de la ligne médiane doit se situer la caméra et ne jamais la franchir pour que la notion de dialogue se vérifie). Or, le montage, les angles et les positions de caméra s’inscrivent dans une logique qui contredit cette idée d’échange en ne respectant pas cette règle.
On ordonne aux hommes de se regrouper. Ils sont placés sous le joug d’un ordre qui rejoint l’immuable réalité de l’existence. L’ordre s’empare des choses et des actes, les sentiments individuels n’ont plus lieu d’être. Le contingent se met en route de manière inéluctable et rigoureuse. Veronika, dans le désordre de sentiments exacerbés par une souffrance intériorisée, se démène au milieu de l'attroupement qui semble prendre une direction contraire. La lutte est vaine. La population dans son entier est plus forte et ralentit la trajectoire désespérée de la jeune femme. Le sort en est jeté. Il faudra à Veronika attendre le retour de Boris. Elle doit se résoudre à le laisser partir sans avoir pu lui dire ce qu’elle éprouve à son égard.
La parenthèse se refermera par l'intermédiaire d'une scène qui est le pendant de celle du départ des hommes pour la guerre. Il s’agit du retour des survivants. Veronika est là mais la scène est filmée différemment : plus de multiplicité d’angles ou de points de vue pour illustrer la confusion des sentiments qui assaillent l’héroïne mais une trajectoire linéaire qui se situe à hauteur de l’humain. À l’espoir inconsidéré du retour de Boris succède le réconfort trouvé dans le partage communautaire. Il ne reste plus aux cigognes qu'à voler au-dessus de la foule, loin des préoccupations humaines, pour sceller cette histoire. L’espoir d’un avenir individuel s’est transformé en espoir de masse.
Les compléments qui accompagnent la remarquable édition de Potemkine Films (copie absolument superbe sur le Blu-ray) sont à la hauteur du film. Érudition, vulgarisation et pertinence sont au programme. Mention aux bonus inédits qui permettent de mieux cernés les enjeux du mélodrame revisité par les impératifs du cinéma soviétique (Un pur mélodrame par Françoise Zamour) et l'analyse brillante d'Eugénie Zvonkine qui s'attarde sur les scènes clefs du film. Tout aussi passionnants, une présentation du film et une biographie de Kalatozov réalisés avec le concours de Françoise Navailh qui figuraient déjà sur une précédente édition du film.
Crédit photographique : ©Kinopoisk.ru et ©Potemkine Films
Suppléments :
- Présentation du film (12 min) et biographie de Mikhaïl Kalatozov (11 min) par Françoise Navailh, historienne du cinéma russe
- Analyse de séquence par Eugénie Zvonkine, enseignant-chercheur en cinéma (22 min)
- « Un pur mélodrame » par Françoise Zamour, maître de conférences en études cinématographiques (Ecole normale supérieure) (20 min)