Splitscreen-review Image de l'édition BR/DVD de Film/Notfilm édité par Carlotta Films

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Film et NotFilm - Carlotta Films

Publié par - 7 novembre 2019

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Film est un projet aussi audacieux que personnel pour Samuel Beckett qui est alors au sommet de son art. On le sait, le dramaturge était fasciné par le 7e art depuis de longues années. Comme l’explique Ross Lipman à travers les témoignages de ceux qui l’ont connu, il est à la fois ce personnage fuyant l’objectif (Beckett ne supportait pas d’être filmé ou pris en photo) et la caméra-œil qui cherche à capter l’essence de l’être humain. Comme dans ses pièces et ses romans, Beckett cherche à transposer une réflexion sur l’existence et les traces de cette existence par la rencontre de deux entités. Ici l’Œil (la caméra) et l’Objet (le personnage qui cherche à fuir) qui dans une posture finale ne font qu’un.

Film est une expérience hors du commun. Déjà parce que c’est un point de convergence entre plusieurs formes d’intelligence : celle de Beckett qui a fait de l’absurde le support d'une réflexion sur la condition humaine et celle de Buster Keaton qui relève de l’instinct et d’une forme d’évidence devant le fonctionnement mécanique des choses, du corps humain aux machines qui l’entourent. La réunion de ces talents se fait par l’intermédiaire du cinéma. Il faut entendre le terme "cinéma" en tant que forme d’expression artistique mais il faut également lui adjoindre la notion d’outil qui se doit de servir une forme de connaissance ou d’intelligence.

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Filmer le corps de Keaton, c’est soumettre l’outil cinématographique à une dynamique qui relève aussi d’une forme d’absurde. Les territoires sur lesquels Keaton a entraîné le Slapstick (le Burlesque chez nous) ne sont connus que de lui seul. Keaton a toujours possédé la faculté de tester les limites expressives du cinéma, celles de son corps mais aussi le cartésianisme du spectateur pour que ce dernier habite une réalité (celle du film) totalement libérée des règles physiques qui ordonnent notre monde. Keaton n’a cessé, lorsqu'il exerçait tous les pouvoirs créatifs sur ses œuvres, de repousser les frontières du tangible pour atteindre systématiquement une forme d’abstraction autant narrative que formelle.

Beckett et Keaton étaient donc faits pour se rencontrer. C’est chose faite avec Film. L’œuvre est une étrangeté qui questionne la matière même du film et de son fonctionnement. Le cinéma est un art voyeuriste et interroge en partie les notions de regard et de la vision. Beckett et Keaton se rencontre. Beckett est l’œil (E pour "Eye" dans le film) et Keaton est l'objet (O pour "object"). Film est le point de jonction de ces deux intelligences, certes, mais également une réflexion sur la mise en scène. Car si la caméra est E, elle incarne la volonté du démiurge, et O, l'objet, n'est autre que la transposition physique de la volonté du cinéaste dans et sur l'écran.

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Quand O (Keaton) cherche à fuir E (la caméra/Beckett), il est permis de voir dans cette course poursuite la recherche substantielle d'intentions de mise en scène que l'acteur est supposé retranscrire. Mais alors pourquoi l'acteur cherche t-il à éviter la caméra ? Film devient assez retors en ce point. Il n'est pas totalement exclus de lire, dans cette volonté d'esquiver le regard de la caméra, la manifestation de tout ce qui fait obstacle à la possibilité de devenir pleinement un autre pour un acteur. Difficile de se libérer de sa personnalité la plus profonde pour se muer en quelque chose d'étranger. La fin de Film est particulièrement étonnante puisque le processus de l’œuvre s'arrête lorsque l'acteur s'abandonne et s'évanouit dans la matière filmique. L'escamotage de la fiction laisse apparaître le squelette du film et les intentions du réalisateur à l'état brut : Beckett a fait de Keaton le parfait prolongement visuel de ses intentions parce que Keaton a toujours fait l'objet de spéculations sur la matière même du film. C'est d'ailleurs ce qui s’exprime lorsque O (Keaton) découvre que E (la caméra/Beckett) et lui ne font qu'un. Miroir, beau miroir, dis-nous quelle est donc cette image que nous distinguons ?

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Notfilm vaudrait à lui seul l'achat de cette édition. Ross Lipman a travaillé pendant 7 ans sur ce projet. Notfilm vire très vite à la restitution d'une obsession. Lipman a tenté de réunir tous les éléments aptes à nous fournir les données nécessaires à la juste appréciation de Film, seule incursion de Samuel Beckett dans le cinéma. Notfilm est à la fois un travail d'historien, un travail de critique, un travail de cinéphile et un travail de chercheur. Ross Lipman revient sur les conditions d'existence et d'émergence de l’œuvre d'une manière factuelle mais distille sans cesse des éléments analytiques qui laissent entrevoir ce qu'a pu être l'expérience cinématographique qu'est Film. Lipman détourne l'objet premier de son travail pour composer avec Notfilm une véritable interrogation sur l'acte créatif en général et sur la transposition d'une réflexion sur ce qu'est le cinéma dans la matière même d'un film. Passionnant. Indispensable.

L'image du Blu-ray est absolument remarquable. Les compléments, nombreux, participent tous de la découverte d'une œuvre dense. La conversation avec James Karen apporte son lot d'émotions et d'anecdotes sur la manière de fonctionner de Keaton et contentera les amateurs du génie comique. Le module consacré à Jean Schneider et les souvenirs qu'elle conserve de son époux est également important dans la mesure où il permet de repositionner Alan Schneider dans le dispositif de Film. N'oublions pas que Beckett a solliciter Schneider pour lui apporter le savoir-faire qui lui manquait pour ce projet, conscient que le cinéma n'est ni le théâtre, ni la littérature.

Copyright : ©Mileston films

Suppléments :
. Scène de rue (scène perdue) (6 mn)
. Prises du chien et du chat (8 mn)
. "Et si E avait les yeux fermés ?" (7 mn)
. Enregistrements sonores de Samuel Beckett, Alan Schneider, Boris Kaufman et Burr Smidt.
. Buster Keaton et Film : Conversation avec James Karen (42 mn) (Exclusivité Blu-ray)
. Souvenirs de Samuel Beckett : une après-midi avec James Knowlson (8 mn)
. Jean Schneider se souvient d'Alan Schneider (11 mn) (Exclusivité Blu-ray)
. Jeannette Seaver à propos de Beckett et Godot (4 mn) (Exclusivité Blu-ray)
. Photographier Film
- Photographier Beckett : conversation avec Steve Schapiro et I.C. Rapoport (7 mn)
- Documenter Film (3 galeries photos)
. Bande originale de NotFilm composée par Mihály Víg (Exclusivité Blu-ray)

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