Et si la recette du bonheur se trouvait dans une plante ?
C’est la question posée dans le nouveau film de Jessica Hausner (premier film anglophone) Little Joe. L’histoire se déroule dans un laboratoire d’expérimentation en phytogénétique au sein duquel Alice et Chris développent une nouvelle espèce de plante dont la spécificité serait de prodiguer du bonheur à celui qui en respire le parfum : les Little Joe. Cependant, cette production élevée d’ocytocine (hormone « maternelle ») nécessite un soin très strict envers la plante ; qu’il soit d’ordre physique par un maintien à une température spécifique et une hydratation fréquente mais aussi d’ordre affectif par la parole et l’attention.
La situation commence à se compliquer lorsque les Little Joe éclosent et que Alice, contre tout principe de précaution, offre une de ces fleurs à son fils Joe qui entre joyeusement dans l'adolescence. Il est à noter, comme première problématique à résoudre pour les protagonistes, que les fleurs bleues qui partageaient la même serre que les Little Joe ne tardent pas à faner. La relation causative amène les collègues d’Alice à se demander si la manipulation génétique des fleurs répond aux règles éthiques ou si quelques transgressions ont été commises pour maximiser l’efficacité anxiolytique des fleurs en perspective d’une exposition florale.
Autre déréglement notable, Joe, au départ introverti et en proie aux obsessions propres à l’adolescence, entretient une relation de plus en plus forte avec sa plante. Parallèlement, son comportement change, il semble heureux mais distant vis-à-vis du quotidien. Ce qui compte, c’est le bien être de la plante. D’abord sceptique, Alice devient de plus en plus préoccupée par l’effet produit par cette plante rouge lorsqu’elle constate le même phénomène chez tous les êtres qui ont respiré ses spores.
De prime abord, on peut considérer Little Joe comme un film d’horreur dans l’héritage du roman gothique. En effet, le film reprend la thématique de l’avancée scientifique qui fait fi, ou du moins transgresse les limites, de l’éthique. À l’instar de Frankenstein, la manipulation de la vie peut entraîner de graves conséquences, quand bien même fondées sur les meilleures intentions. Le plan d’ouverture en plongée qui panote sur la culture des Little Joe dans un lieu stérile questionne la raison morale de leur existence (des fleurs volontairement créées pour apaiser les mœurs).
Mais comme le roman de Shelley donnait aussi un regard sur le XVIIIe siècle, le film de Jessica Hausner porte un regard glaçant sur la société contemporaine et plus particulièrement sur le rapport entre les êtres. Avant même que la plante ne propage son odeur « béatifique », Alice entretient déjà des relations presque stériles avec son entourage. En raison d'une situation maritale mal vécue, elle est divorcée, Alice se refuse à toute nouvelle relation intime. Alice ne délaisse pas son rôle maternel, elle tente d’améliorer sa relation avec son fils Joe, mais elle doit partager cette dévotion avec celle qu’elle porte à son autre « enfant » : les Little Joe.
Le jeu des couleurs témoigne de cette barrière entre Alice et les autres. Dans l’environnement blanc et aseptisé du laboratoire et des blouses, un lien se crée entre la chevelure rougeoyante d’Alice et les capitules vermeil des Little Joe. De la même manière, l’endroit où Alice se dévoile le plus est le cabinet de sa thérapeute dont les tons dominants sont rouges. Souvent associé à la passion, le rouge est ici très faible par rapport au blanc apathique. Compte tenu de ce qui est rouge, c’est avant tout celui des fleurs qui finira par se propager. Il emportera avec lui la troisième couleur la plus importante qui est le bleu, souvent associé à la mélancolie, qui disparaitra (les autres fleurs), ou se transformera (la chambre de Joe) dans la synthèse des deux : le violet, couleur de la transcendance. Les fleurs ne sont plus alors plus un moyen mais un but.
L’inquiétante étrangeté du film est aussi soulignée par la bande sonore du film. Tout au long de la trame il y a la musique de Teiji Ito qui revient comme un leitmotiv, majoritairement lorsque ce sont les cultures de Little Joe à l’écran. Cette musique expérimentale de l’auteur qui alterne entre les sonorités zen et les percussions incisives illustre également le caractère ambigu de ces plantes qui rendent les gens tels qu’ils sont… sans vraiment l’être.
Sous ses airs de film d’horreur, Little Joe s’inscrit avant tout comme un questionnement sur la nuance qui existe entre le bonheur et le bien-être : serions-nous capables de renoncer à nos passions afin d’éviter les souffrances qu’elles peuvent engendrer ? De cela émerge une autre interrogation. Pourrions-nous limiter une propagation si celle-ci n’a pas visuellement d’effet nocif sur la société ? Pire encore, si son effet semble bénéfique, ne devrait-on pas y participer ?
Crédit photographique : ©Film Institut