Splitscreen-review Affiche de J'accuse de Roman Polanski

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J'accuse

Publié par - 23 novembre 2019

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

La démarche filmique de Roman Polanski peut interpeller : il est question de composer en 2019 une œuvre de fiction cinématographique sur l’affaire Dreyfus alors que les grandes lignes de l’histoire sont connues. Un militaire, le Capitaine Dreyfus, fut jugé coupable de trahison, dégradé et envoyé au bagne. Puis une campagne menée par un groupe d'individus que l’opinion a appelé « les Dreyfusards » a lutté pour réhabiliter le capitaine injustement condamné à leurs yeux. Parmi ceux-ci, le plus célèbre est un intellectuel notoire. Il se nomme Émile Zola. Nous le savons puisque sa lettre ouverte adressée au Président de la République de l’époque, Félix Faure, et publiée dans le journal L’aurore le 13 janvier 1898, est entrée dans l’histoire et a permis à l’affaire Dreyfus de rebondir. L’intitulé de l’article/lettre n’est pas de Zola mais de Georges Clémenceau. Il jaillit et vient cingler, encore aujourd'hui, l’œil du peuple français : J’accuse.

Le mot est fort. En cela, l’ouverture du film de Roman Polanski ne l’est pas moins. Un plan d’ensemble sur une cour. La caméra flirte avec le sol détrempé. La « cérémonie » de dégradation du Capitaine Dreyfus débute. Nous sommes dans la cour de l’École Militaire à Paris. Les tonalités de l’image sont froides, des flaques d’eau sur le sol et puis, au loin, un groupe de soldats avance pendant que d’autres soldats, collés aux murs de la cour, ne bougent pas, attendent. Panoramique indexé sur le déplacement du groupe de soldats qui traverse la cour. Il s’agit de traduire à l’image le climat qui entourait l’affaire par l’intermédiaire d’une prise en compte de l’espace et, donc, de l’atmosphère : tout participe à déshumaniser l’homme dont il est question ici. Raccord sur le groupe où figure le Capitaine Dreyfus. Un adjudant s’avance et entame son œuvre jusqu’à ce qu’il brise le sabre du capitaine. Dreyfus clame son innocence et la foule, au loin derrière les grilles de l’enceinte, hurle, vitupère, elle en voudrait plus. Dreyfus est le coupable idéal. Logique, le traître ne peut être que d’origine étrangère ou jugé comme différent. Dreyfus est Alsacien (aïe !) et Juif de surcroit. Il colle au cahier des charges. Pensez : l’Allemagne, un Alsacien ? forcément, le traître est là. Et comme il est Juif en plus…

Splitscreen-review Affiche de J'accuse de Roman Polanski

Polanski filme la dégradation en très gros plan : les insignes, les lanières des galons, les parements sur les manches de la veste sont arrachés. Le procédé souligne la présence du metteur en scène. Pour ne rien laisser au hasard, on ne voit que l’objet choisi par le cinéaste. Le geste et sa portée envahissent le cadre. Pourquoi nous montrer de si près ces éléments d’uniforme ? Ils doivent revêtir un rôle primordial pour Polanski. Si le cinéaste les isole c’est parce qu’il leur prête une valeur symbolique. On s’attaque à l’homme et surtout à ce qu’il incarne. D’ailleurs, lorsque l’enquête des services secrets, appelés poétiquement service des statistiques, s’ouvre, parmi les dossiers envisagés pour trouver l’auteur des fuites que l’armée soupçonne depuis début 1894, un dossier attire l’attention plus que les autres, celui de Dreyfus, un Juif, comme le déclare tout de suite Sandherr, le chef du service de renseignement. Que ce Juif soit Alsacien le désigne pleinement. Il y a là une évidence qui reprend à son compte l’antisémitisme qui règne alors en France jusque dans le commandement militaire.

Là, J’accuse se détourne de ce que nous aurions pu envisager au regard des premiers plans, c’est-à-dire suivre le long calvaire d’Alfred Dreyfus. Le film considère une autre approche dramaturgique. Plan moyen sur trois gradés perdus dans l’assistance. Sont présents, Sandherr (Eric Ruf), chef du Service de Renseignements, le commandant Henry (Grégory Gadebois), adjoint de Sandherr, et Georges Picquart (Jean Dujardin), Lieutenant-Colonel, qui ne manque pas, d’une tonalité neutre, de prononcer quelques mots qui témoignent d’un antisémitisme latent qui soudain s'expose et s'impose. Surprenant, consternant et déstabilisant car il nous faudra nous acclimater à ce personnage.

Splitscreen-review Affiche de J'accuse de Roman Polanski

Le film de Polanski s’ouvre sur cette hypothèse archéologique : chaque fois qu’une société a eu besoin de boucs émissaires, le Juif tombait à point nommé. Nous trouvons-là une réponse première à notre questionnement initial : en 2019, hélas, ces idées courent toujours. Elles sont là tapies, elles sommeillent ou parfois même pas. Elles s’affichent de plus en plus régulièrement. J’accuse est un jeu de calques où se confondent les temps afin qu’une concordance (funeste) se concrétise. Hier, aujourd’hui, même combat. Nous ne sommes pas ménagés par le cinéaste afin qu'un changement d'état, le nôtre, opère. Interpellés sommes-nous. Alors il faut sonder en profondeur.

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C'est ce que propose de faire au propre comme au figuré J'accuse. Le film nous donne l'occasion de pénétrer le sein des seins du corps des armées. Le Service des statistiques. Enfin le service du contre-espionnage. Georges Picquart est nommé chef du service pour succéder à Sandherr inapte à exercer ses fonctions rongé qu’il est par la syphilis. Nous pénétrons les entrailles de l’institution militaire garante de l'état. De l'extérieur, le bâtiment qui abrite sans doute les esprits les plus vifs du commandement militaire n'inspire rien de particulier. Il semble à l'abandon, anodin. La découverte de ce qui se trouve derrière les murs est tout à fait saisissante. La déambulation de Picquart évoque les descriptions du Château faites par Joseph K. Nous entrons. Panoramique, observer les lieux. Quelques plans descriptifs plus tard, la caméra devient subjective et adopte le point de vue de Picquart. Comme lui, la caméra explore les espaces. Les lieux se transforment alors en matière organique. Le bâtiment devient le centre névralgique d'un corps en putréfaction (odeurs nauséabondes, saleté et chaleur). L'efficacité du propos est servie par le processus de filmage. À l'intérieur, dans la profondeur de l'institution qui incarne la France et sa population, tout se décompose. Ce sera l’œuvre de Picquart qui, au-delà de participer grandement à la réhabilitation de Dreyfus, devra nettoyer ce corps de ses pustules. C'est l’œuvre de Polanski de travailler à exhumer ces fantômes qui ne sont pas très loin et hantent toujours toutes les strates de la société française.

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Crédit photographique : ©Guy Ferrandis / LÉGENDAIRE - R.P. PRODUCTIONS - GAUMONT - FRANCE 2 CINÉMA - FRANCE 3 CINÉMA - ELISEO CINÉMA - RAI CINÉMA

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