Splitscreen-review Image de Une vie cachée de Terrence Malick

Accueil > Cinéma > Une vie cachée

Une vie cachée

Publié par - 10 décembre 2019

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Parler du cinéma de Malick, parler d’Une vie cachée si peu de temps après sa sortie est un pari risqué. Ce nouveau film, ce nouveau tour de force consolide l’idée que le cinéma de Terrence Malick est plus que du cinéma. Comme à son habitude, il demande au spectateur d’être dans une certaine disposition d’accueil, sensorielle et intellectuelle.

Car Une vie cachée est un film en dehors de toutes les modes. Entendre par « mode » les films qui, aujourd’hui, correspondent à nos attentes et renforcent nos certitudes. Une vie cachée est à contre-courant de notre époque moralisatrice, cynique, qui ne croit plus aux affects. Malick croit aux sentiments et en fait l’essence même de son film. Un des sujets principaux. Les sentiments dictent la narration, la mise en scène. Nous sommes ici à la racine du mot « étonnement » et on ne cesse de se poser des questions. Quel est le sens de la vie ? Pourquoi sommes nous ici, condamner à souffrir ? À aimer ? Sommes-nous seuls face au monde ?

Une vie cachée raconte l’histoire vraie de Franz et Franziska, dite Fani, Jägerstätter, deux paysans autrichiens, mari et femme, qui vivent heureux dans leur village de Radegund. La guerre gronde et Franz est appelé à combattre. Mais celui-ci ne veut pas prêter allégeance à Hitler et sera emprisonné avant de subir son châtiment. Comme Les moissons du ciel, La ligne rouge ou Le nouveau monde, Une vie cachée se situe dans le passé, cette fois à l'époque du nazisme. Mais, pour la première fois dans le cinéma de Malick, l’action se déroule en Europe.

Ce qui est bouleversant, dès les 20 premières minutes du film, c’est que le paradis est ici, il nous saute aux yeux. Malick réussi à filmer l’Éden, le bonheur pur. Force est de constater que l’infini bonheur est présent, même dans la vie la plus modeste. Franz et sa femme travaillent la terre, ils la sculptent, donnent la vie, la façonnent. La manière qu'ils ont de sculpter la terre nous permet de comprendre comment ils habitent le monde. La vie entre ces montagnes, les mains dans la terre, en accord avec la nature tout au long des saisons, définit la relation de l’individu à l'univers au moment présent ; « le plaisir du sensible » comme le formulait Thoreau. Sans accent nostalgique. Pourtant le paradis offert doit se perdre. La sonnette du vélo du facteur, porteur de nouvelles de mort, le leur rappelle chaque jour.

« Le laisser être, devant les choses et l’ouverture pour le mystère appartiennent l’un à l’autre. » écrivait Heidegger. Cette phrase dit beaucoup sur Une vie cachée et sur le cinéma de Malick en entier.

Malick a étudié Heidegger et il a notamment écrit une thèse sur le philosophe lors de son passage à la prestigieuse MIT (Massachusetts Institute of Technology) et traduit en anglais Le principe de raison. Heidegger est considéré par beaucoup d’intellectuels, encore aujourd’hui, comme l'un des grands penseurs du 20ème siècle. Malgré tout, Heidegger tomba en extase devant Hitler. Ce qui est passionnant, des années plus tard, c'est que Malick réalise un film sur un paysan autrichien qui, du fond de son éden campagnard, a dit non aux commandements d'Hitler et à ses doctrines.

Une vie cachée est un film sur l'obstination d'un homme à rester fidèle à sa conception de l'être humain. Un homme dont la tâche n’est pas de sauver son âme, mais le monde. Quand on connaît un tant soit peu le cinéma de Terrence Malick, on sait qu’il n’est pas seulement marqué par Heidegger mais aussi par la lecture des transcendantalistes. Emerson, Thoreau, ces grands penseurs américains, eux-mêmes inspirés par la philosophie allemande de Kant ou de Nietzsche.

De même, les grands peintres romantiques américains qui inspirent Malick depuis Badlands furent influencés par le mouvement Sublime qui a œuvré en Europe de la fin du 18ème jusqu'au début du 19ème. (Le Sublime, apparu en Angleterre, a inséré les thèmes de l’inconscient dans l’art et dans le Romantisme en particulier).

On voit dans ce film l'influence de cette peinture, cette esthétique romantique qui situe la profondeur de l'être au-dessus des nuages, des pics, des rocheuses. Malick, comme toujours, filme les arbres, les herbes, les horizons, les nuages. Mais cette fois-ci, il filme avec un peu plus de hauteur. Pourquoi ? Simplement pour nous questionner. Sommes-nous à la hauteur de toutes ces choses ? À l’inverse des hauteurs qui nous rattachent au sublime, les nombreux plans de rivières sont ici comme des linceuls.

Une vie cachée est une apologie de la nature donc et une apologie de l'amour. Une vie cachée est un grand film sur le couple comme expression de la liberté. Malick magnifie l’amour. On pense à L’Aurore de Murnau bien sûr. Franz et Fani trouvent le chemin d’un amour infini, affranchi du temps et de l’espace.

Mais Malick n’oublie pas pour autant de faire vivre tous les autres personnages. La parole est laissée à tout le monde. Allié comme ennemi. Et c’est un des tours de force du film. Malick ne juge pas mais il crée une polyphonie de paroles et de pensées qui chuchotent et questionnent la présence au monde, toujours sous la forme d’inquiétudes et de demandes ; jamais d’ordres ou d’explications. Même lorsque Franz se retrouve confronté au juge nazi, le magistrat fini par douter, seul, face à lui même.

Car si les personnages chez Malick se retrouvent souvent seuls face à eux-mêmes, c’est pour répondre à la volonté de situer l'homme dans le monde. Ici, l’utilisation du grand angle (qui de manière technique permet d’avoir une netteté absolue, peu importe le mouvement), permet de raccorder l'homme au cosmos. Cela convoque une proximité avec les personnages, la possibilité de lire sur les visages en même temps que de faire le constat du monde qui s'affaire derrière les protagonistes.

Franz est par essence la définition du personnage malickien. Il se tient seul face au monde comme une incantation qui n’attend aucune réponse. Il se recueille, tente de s’améliorer et petit à petit, se détache. Le détachement s’opère cinématographiquement par l'usage de la steadycam. Il s'agit de suivre le mouvement du personnage vers le ciel grâce à la steadycam et sa fonctionnalité toujours organique. C’est une recherche de l’immatériel, une quête de la lumière pure. Une manière de dire que la souffrance des victimes de cette guerre se déploie jusqu’à heurter les cieux et porte dans un cri d’effroi les douleurs du monde. Dieu est-il une créature imparfaite ?

Il ne faut pas oublier de mentionner le travail musical, bouleversant comme d'habitude, qui ici témoigne du parcours christique de Franz. On peut par exemple entendre La passion selon Saint Mathieu de Bach ou encore La tentation de Faust de Gounod au moment où les nazis lui proposent de signer pour sa résignation et ainsi sauver sa vie et celle de sa famille. La musique ne souligne pas le drame que les personnages vivent, elle nous force à penser au-delà du drame humain.

Terrence Malick est un solitaire, il fait un cinéma qui ne ressemble à nul autre. Cette indépendance déroute une grande majorité du public et agace la critique (notamment pour sa trilogie contemporaine qui parlait de manière cryptée des relations intimes).

Une vie cachée ne dérogera sûrement pas à cette règle et pourtant, ce film est sans aucun doute un des sommets du cinéma de Malick. C’est un film sur la sensibilité et le questionnement qui redonne fois en l’homme. Tant qu’il y aura quelque part sur cette terre des Franz et des Fani, alors l’humanité méritera d’être sauvée.

Crédit photographique : © Iris Productions Inc.

Partager