Le lac aux oies sauvages
Publié par Stéphane Charrière - 30 décembre 2019
Nous n’avions plus de nouvelle de Diao Yinan depuis le remarqué Black Coal réalisé en 2014 qui avait confirmé le talent du cinéaste repéré en 2007 avec Train de nuit. Le nouveau film de Diao Yinan, Le lac aux oies sauvages, n’a rien à envier aux précédentes réalisations du metteur en scène, bien au contraire. Le lac aux oies sauvages traduit une nouvelle fois l’habileté de l’auteur à construire des récits complexes (calqués sur des modèles proches du roman noir) qui développent une trame dans laquelle le spectateur occidental naviguera à vue puisque celle-ci arpente des territoires connus. Le film s’ouvre sur la rencontre, un soir de pluie, d’un homme, Zhou Zenong, et d’une femme, Liu Aiai, dans une gare en banlieue d'une grande ville chinoise. De cette séquence naîtront, avec une soudaineté confondante, des flashbacks qui éclairent le spectateur sur les raisons de ce qui a conduit ces deux êtres à échouer dans cette gare.
Comme toujours, le flashback est un apport de données objectives qui renseigne sur la nature de la scène qui permet l’irruption du passé dans le temps présent. L’intrusion de ces nappes de passé dans le présent filmique n’est pas sans évoquer des structures narratives qui balisent le Film Criminel américain. La convocation de temporalités antérieures à la situation présente a pour habitude d’irriguer la dramaturgie de mélancolie, bien sûr, mais cela permet également de retranscrire la nature des inquiétudes et des angoisses qui assaillent les personnages. Ces émanations agissent comme des révélations brutales de peurs et de faiblesses insoupçonnées jusque-là qui participent à rendre compte d’un état d’âme qui, généralement, est le reflet de celui de tout un groupe social en souffrance.
Habilement, Le lac aux oies sauvages s’emploie à retranscrire ce qui anime le désir de survie d’un homme et d’une femme que le sort s’acharne à maltraiter et à condamner. Zhou Zenong et Liu Aiai sont en prise avec des forces qui les dépassent. Ils n’ont plus alors à opposer à ce déferlement de contrariétés qu’une morale, de la dignité, de la vertu ou de l’honneur qu’ils puisent dans une conception des réalités chinoises de plus en plus abstraites car déconnectées des fonctionnements qui régissent désormais le quotidien de l'homme de la rue.
De ce point de vue, Le lac aux oies sauvages emprunte autant au Film Noir qu’à des films qui ont exercé une influence certaine sur cette émanation esthétique qui a envahi le Film Criminel américain dans les années 1940/1950. Le Film Noir US est la greffe réussie de données relevant de l’inquiétude grandissante d’une partie de la société sur une réalité américaine sourde au désespoir d’individus conscients d’un mal social profond. C’est ainsi que le cinéma américain s’est laissé gagner par des questionnements plastiques explorés dans un premier temps par le cinéma allemand dans les années 1920/1930. Et c’est ainsi que Le lac aux oies sauvages tisse une filiation esthétique, thématique et même structurelle avec le Film Criminel et à ce qui le précède du côté de l'Allemagne.
Il est un film auquel il est difficile de ne pas songer en voyant Le lac aux oies sauvages, c’est M le maudit de Fritz Lang (1931). Déjà, d’un point de vue scénaristique, le film se déploie d’une manière presque identique : une chasse à l’homme (Zhou Zenong) s’engage, nous en connaissons les raisons (les flashbacks de la scène d’ouverture), nous découvrons les moyens mis en œuvre par la police pour retrouver le fuyard (inserts de scènes propres à l’enquête), la police et la mafia recherchent en parallèle Zhou Zenong, etc.
Au-delà de cette parenté dramaturgique, Le lac aux oies sauvages affiche un autre lien avec le film de Lang, celui du rapport du corps à la spatialité qui se détermine par la nature et la configuration des cadrages. La conjugaison des éléments esthétiques (usage de la couleur, reflets des lumières dans le paysage nocturne, cadres, etc.), formels (mouvements de caméra, découpage et utilisation de plans séquences, échelle des plans) et la manipulation des corps et de la gestuelle des acteurs dans le cadre, ont pour fonction de générer un sens qui exploite et explore les différentes formes de mélancolie liées à une incompréhension du monde et du paysage social.
Le cadre filmique est un espace où se met en place une chorégraphie qui, par le concret du rapport qui s’instaure entre la matérialité des corps et les lignes architecturales du décor, nous renseigne sur la fragilité de l’existence. Ainsi, et c’est là l’une des grandes qualités du film, les lignes (décors) et les volumes (acteurs) qui construisent l’ossature formelle du film perdent leur fonction figurative pour revêtir un sens figuré mais néanmoins tangible dont l’enjeu est de taille : fuir le psychologisme du jeu des comédiens pour peindre un paysage des âmes teinté de désolation et d’affliction.
La zone urbaine traversée par Zhu Zenong et Liu Aiai n’a rien de réaliste. Diao Yinan procède même à une sorte de dématérialisation de la ville chinoise telle que nous la connaissons par le biais des films ou des documentaires qui nous viennent de Chine. Si Diao Yinan évite toute tentation psychologique dans le traitement de ses personnages, il lui faut cependant traduire quelques questionnements qui permettent aux spectateurs d’habiter l’espace filmique et de s'identifier aux personnages. Le pari est risqué puisque, dans Le lac aux oies sauvages, Diao Yinan n’hésite pas éliminer la substantialité des décors par la présence de lumières et de couleurs irréalistes et à recourir à un traitement de la bande son qui extériorise les affects et troubles psychologiques qui définissent l’état d’âme d’un ou plusieurs personnages dans une scène ou une séquence. Ce qui explique en partie pourquoi Zhou Zenong et Liu Aiai ne correspondent pas à la typologie traditionnelle du couple en fuite.
Le lac aux oies sauvages transforme les individus en figures allégoriques et insiste ainsi paradoxalement, puisque nous sommes en Chine, sur la solitude de l’individu qui se confronte à un monde qu’il ne comprend pas ou plus. Diao Yinan nous propose avec Le lac aux oies sauvages un remarquable voyage dans un inconscient individuel ou collectif que les nouvelles réalités sociétales chinoises condamnent à épouser une trajectoire inévitablement tragique.
Crédit photographique : ©Memento Films Distribution