Splitscreen-review Affiche exposition Le marbre et la sang

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Katinka, Richard et le couple princier

Publié par - 15 janvier 2020

Catégorie(s): Expositions / Festivals

Dans un entretien donné cette année à une radio du service public, la plasticienne Katinka Bock avait dit ceci : « Une exposition c’est comme un texte, on a les mots et il faut trouver la phrase. » Dans ce contexte-là, les mots désignent les œuvres et la phrase leur agencement, leur mise en scène dans l’exposition, les uns au regard des autres. Le tout est d’arriver à faire dialoguer ces œuvres. Katinka Bock entend aussi par-là que la réussite n’est pas toujours au bout et que le travail du plasticien consiste justement à œuvrer pour.

Chez Katinka Bock, c’est une évidence, elle se doit de trouver.

Cette volonté de « trouver la phrase » l’amène à décliner sa proposition dans deux lieux à Bourg-en-Bresse. L’exposition s’intitule Le marbre et le sang. Un lieu d’abord presque neutre, aux murs blancs, genre white cube, celui d’un hôtel particulier du XVIIIème siècle dans le centre-ville, le H2M. Le second chargé d’histoire, le monastère royal de Brou. En tant que commissaire d’exposition, en partenariat avec l’I.A.C. de Villeurbanne, institution pour laquelle elle avait déjà exposé à l’hiver 2018-2019, Katinka Bock a eu le libre choix de sélectionner des œuvres parmi les 1900 présentes dans les réserves de l’institut. Elles répondent à son questionnement sur l’art et en particulier sur le rapport espace-temps par le biais de la sculpture.

Dans ce premier opus, c’est la plasticienne stimulée par un lieu historique qui nous intéresse. Le monastère royal avec son église et les bâtiments conventuels. Surtout l’église.

Comme beaucoup de sculpteurs, Katinka Bock aime travailler in situ. Elle réemploie quatre œuvres issues de Radio/Tomorrow’s Sculpture exposées à l’I.A.C. de Villeurbanne à l’hiver 2018-2019 parmi les six présentées dans le monastère. Il s’agit de Zarba Lonsa, Cuillère couchée, Conversation suspendue et de Chameleon Chameleon. Les œuvres sont là, les mots aussi, à elle d’agencer pour trouver la bonne phrase. À elle de s’imprégner des lieux, de son histoire et à nous de la suivre par la même occasion. Pour comprendre sa démarche, il faut rentrer dans le chœur de l’église, au-delà du jubé, cette clôture qui sépare l’espace profane de l’espace sacré. À l’intérieur, trois tombeaux, un couple et un parent. C’est une église-fondation édifiée pour faire perdurer la mémoire (que devaient entretenir journellement une douzaine de moines par leur prières) d’un couple princier, Marguerite d’Autriche, fille d’empereur et tante de Charles Quint et de son mari Philibert, fils de duc. Nous sommes au début du XVIème siècle, à la charnière du gothique et de la Renaissance. C’est le couple qui intéresse la plasticienne, moins la parente (la belle-mère de Marguerite) son tombeau demeurant le plus sobre des trois, un enfeu, rien de plus. Pour le duo, que les beaux matériaux utilisés, le marbre noir pour les dalles supportant les gisants et le marbre blanc pour les corps. L’un au-dessus, celui qui est idéalisé, le fonctionnel, le corps régnant et celui du dessous, le corps mortel, le simple mortel pour chacun des tombeaux. Forcément le mari est au centre du chœur, elle à gauche mais bien moins en retrait que la belle-mère comme déjà dit. Pour la sculptrice, la question est simple : comment trouver les mots et le phrasé pour réinterpréter cette histoire vieille de près de cinq siècles ? Une histoire singulière faite d’amours sincères (les historiens ont peu de doutes là-dessus) et de volonté de postérité, quand les sentiments rejoignent le politique. Rappelons qu’il s’agit d’un amour entravé. Un retour de chasse de Philibert dans la plaine de l’Ain et un refroidissement fatal. C’est la troisième et dernière union officielle, Marguerite n’a que 24 ans et devient veuve pour la seconde fois.

Katinka Bock n’est pas seule à s’intéresser au couple. Le sculpteur américain Richard Serra l’a devancée et ses sculptures restent à demeure.

Les deux artistes travaillent sur la notion de temporalité, l’épaisseur du temps, celui d’entre les générations, celui qui peut en même temps relier et éloigner.

Matériaux et formes sont différents dans les deux cas, mais ils participent à cette temporalité. Richard Serra s’est fait connaître par l’utilisation de l’acier corten pour des commandes publiques de grandes dimensions. Un acier qui rouille avec le temps et prend des couleurs marron. Katinka Bock, elle, travaille sur la céramique de couleur blanche. À l’écouter, la plasticienne insiste beaucoup sur la préparation de la matière, faite de malaxage, de mise en forme, de séchage, de cuisson, mais pas systématiquement. Cela prend du temps et encore plus chez Richard Serra. Ce sont les conditions climatiques qui altèrent la matière. En travaillant la surface, la rouille s’installe, creuse en sourdine, se faisant oublier. Au final comme une peau qui se parchemine. Le sculpteur travaille sur la longue durée. La sculptrice aussi.

Les distances aussi importent aux deux artistes. Les deux œuvres de Richard Serra se trouvent dans le deuxième cloître, celui de la méditation, entre le premier cloître, dédié à l’accueil des hôtes, et le troisième consacré au matériel de la vie d’un monastère avec cuisine et dépendances. Katinka Bock a choisi le rez-de-chaussée de l’église, le chœur réservé à la liturgie. Chez Richard Serra, c’est carré et massif, l’acier présenté sous forme de deux quadrilatères de plusieurs tonnes a eu tendance à noircir en prenant des teintes très sombres. Ces deux blocs sont aux deux extrémités de la galerie du cloître située à l’ouest. De Philibert et Marguerite, c’est ce premier qui pèse plus lourd, une tonne de plus. Lorsqu’on débouche du premier cloître, on les voit de loin et on est tenus à distance, c’est qu’il faut faire un effort, faire le tour pour les approcher. Ce ne sont pas moins de cinq siècles qui nous en séparent.

Katinka Bock veut réduire les distances, elle veut rendre l’histoire plus contemporaine. Elle emploie aussi le duo pour parler de Marguerite et de Philibert. D’abord avec One and One installée derrière le tombeau de Marguerite, comme une histoire en catimini. Une œuvre symbiose. Deux blocs rectangulaires d’un blanc mat d’une cinquantaine de centimètres en céramique, presque abouchés, les faces légèrement concaves ou convexes, comme un enlacement dans une danse mais que le temps a séparé. Ici quelques centimètres de séparation et quatre petits pieds en fer pour les supporter. C’est le duo le plus intime. Rien de cela a-t-on dit chez Richard Serra, pas de brutalité non plus, une monumentalité en accord avec la rudesse du lieu, c’est orthogonal un cloître.

Cette mise à distance est voulue. Les deux blocs d’acier nous font face pour toujours. On retrouve cette distance à l’étage quand on emprunte l’escalier depuis le chœur de l’église pour rejoindre l’étage du jubé. Depuis ce lieu le regard plonge d’un côté sur les tombeaux princiers, de l’autre côté sur la nef lumineuse. Un lieu en hauteur. Sur les côtés face à face, accrochée au pilier, l’œuvre consiste en deux formes curieuses, comme un tissu ramassé sur lui-même, à la surface gaufrée par une grille. Elle s’intitule Chameleon Chameleon. Comme le laisse suggérer le nom en français, caméléon, le mimétisme est presque parfait. Elles passent inaperçues et on a donc du mal à les voir, les deux ensemble. C’est le cartel par la répétition du mot qui nous oblige à rechercher la seconde. Et on a failli manquer Cuillère couchée, la seule sculpture en bois, si discrète, une large cuillère-réceptacle reposant sur la balustrade du jubé côté nef. Le mimétisme des matériaux fonctionne. Contrairement à l’œuvre originelle (qui avait été exposée à l’I.AC. de Villeurbanne) la partie en céramique pour le manche est absente. Comme si le temps balbutiait, en perte de mémoire.

Trois temporalités et trois espaces marqués par des matériaux et des distances propres.

Le permanent chez Richard Serra, le temps long qui nous maintient au loin, mis à distance avec Philibert et Marguerite. Le temps proche, le presque maintenant avec One and One chez Katinka Bock, quelques centimètres entre les peaux, et le temps défaillant et interlope avec Chameleon Chameleon et Cuillère couchée, entre souvenirs incertains.

Conversation suspendue est peut être l’œuvre la plus emblématique. Située aussi à l’étage du jubé, dans la chapelle privée de Marguerite d’Autriche qui n’aura jamais vu l’achèvement des travaux du sanctuaire et encore moins pu résider dans les appartements prévus au-dessus du premier cloître. Trois formes cylindriques, trois manchons de céramique blanche qui tiennent. L’un reposant de tout son long sur un tuyau de cuivre, un autre à la verticale tenu par un seul fil, le dernier accroché en équilibre précaire sur un deuxième tuyau. Katinka Bock traite de l’incertitude, de la fragilité des choses. Et même plus. Du moment présent, celui où le visiteur regarde et celui du moment de l’écriture en train de se faire et de la lecture qui s’en suit. Comme un bris de glace, une effraction voulue.

Dans l’intimité, le recueillement d’une femme, Marguerite.

Expo Katinka Bock à Brou : incluse dans le billet d'entrée au monastère royal de Brou : 9 € plein tarif

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