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Séjour dans les monts Fuchun

Publié par - 24 janvier 2020

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Le dernier grand film de l'année 2019 était chinois, c'était Le lac aux oies sauvages de Diao Yinan (cf lien en bas de page vers la critique du film). Le premier grand film de 2020 l'est également. Curieux hasard du calendrier ou évidence d'un avènement cinématographique ? Séjour dans les monts Fuchun de Xiaogang Gu est, de plus, un premier film aux tonalités bien différentes de ce que nous avait proposé Diao Yinan. Il faut bien évidemment voir dans cette diversité qualitative l'affirmation des disparités culturelles chinoises. Mais cela reflète également l'émergence d'une nouvelle génération de cinéastes rompus, comme leurs aînés, aux divers arts traditionnels chinois (peinture, littérature, musique, sculpture, etc.) et habités par la volonté de restituer ce savoir par l'intermédiaire du cinéma. Le naturel avec lequel Séjour dans les monts Fuchun réussit l'amalgame est troublant et, en même temps, relève du truisme tant ce qui nous parvient de Chine en terme cinématographique depuis quelques années maintenant témoigne d'une maîtrise stupéfiante (on pensera aux films de Bi Gan, Jia Zhangke, Diao Yinan, Wang Chao, Hu Bo, Wang Xiaoshuai, Huang Ji, Hu Liao et bien d'autres encore).

Avec Séjour dans les monts Fuchun, les ambitions du cinéaste paraissent démesurées. Elles sont conditionnées par quelques intentions des plus attractives. Séjour dans les monts Fuchun emprunte son titre à une célèbre peinture sur rouleau. Séjour dans les monts Fuchun est donc une peinture avant d'être un film. L'objet premier consiste à nous proposer, par l'intermédiaire du support filmique, une véritable réflexion sur les caractéristiques de la peinture chinoise de paysage. Réalisée au XIV ème siècle par le peintre chinois Huang Gongwang, Séjour dans les monts Fuchun est aussi connue sous le nom d’Errance dans les montagnes Fuchun. Le rouleau se singularise déjà par ses dimensions (33 x 690 cm) réparties en deux fragments. La partie paysagère du rouleau, qui lui a conféré sa réputation, ne cesse de solliciter l’œil de l’observateur puisque les effets de profondeur et de hauteur des formes varient sans cesse.

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Séjour dans les monts Fuchun (détail) de Huang Gongwang (富春山居圖) musée national du palais de Taipei.
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Le film nous propose déjà une véritable réflexion sur le cinéma puisqu'il est question de revisiter et d'expliciter les particularités de la peinture chinoise par l'intermédiaire du film. Ce qui sous-entend que Séjour dans les monts Fuchun est aussi une traduction des codes qui régissent la peinture de paysage chinois par l'entremise du langage cinématographique. Ainsi cette question de la hauteur et de la profondeur des formes constitutives de l’œuvre picturale se vérifie dès l'ouverture du film. Il s'agit d'un plan séquence filmé en plan moyen. Une fête de famille bat son plein. On célèbre l'anniversaire de la doyenne d'une famille de quatre enfants aux situations sociales radicalement différentes. Mais revenons au regard du spectateur. Il navigue, du fait de la longueur du plan, dans les moindres recoins du cadre qui est par ailleurs très composé. Au premier plan, une table de convives. D'autres tables sont visibles et constituent les éléments qui garnissent l'espace intermédiaire et l'arrière plan. La discussion se poursuit. Elle assume la fonction d'introduction à la fiction qui se propose à nous. Logiquement, l'œil et l'oreille s'accordent pour associer la discussion à ce qui est le plus visible, le premier plan, à l'évidence, lorsqu'il y en a un. C'est le cas ici. Soudain, un mouvement d'appareil très lent est initié. Lorsque nous sommes à proximité de la table située au premier plan, nous sommes surpris de constater que la discussion s'est déplacée et qu'elle n'appartient plus aux convives du premier plan. Sans rupture sonore apparente. L’œil est alors surpris, déstabilisé. Nous parcourons le cadre en quête de l'origine du dialogue que nous écoutons. Nous sommes donc invités à reproduire au cinéma une attitude qui touche à une lecture picturale de l'image telle que pensée en Chine, celle de la peinture de paysage.

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Il nous faut donc accepter quelques principes qui appartiennent à une lecture qui n'est pas que cinématographique. Alors reprenons. La peinture chinoise est une expression née de la conjonction de plusieurs phénomènes qui ont émergé simultanément. Il en est deux qui ont été prépondérants : la démocratisation de certains outils techniques (pinceaux, encre et papier) et le développement de l’écriture. On peut vérifier la convergence de ces deux événements dans la transformation de la peinture. Celle-ci passe, à partir de l'apparition des nouveaux outils et d'une écriture particulière, du visuel au pictural par la prolifération d’illustrations narratives et d’une peinture plus expressive.

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Par ailleurs, peinture et calligraphie peuvent se définir par une retranscription des formes grâce à un jeu sur le plein et le vide (spécificité de l’encre, du pinceau et du papier), sur les contrastes et sur l’expressivité des contours. Dès l’apparition de la peinture sur rouleau, les compositions s’enrichissent d’un concept nouveau qui consiste à traduire la complémentarité de faits, de scènes qui, comme dans l’écriture, s’assemblent, se répondent selon une logique qui est assujettie au rythme de la révélation des scènes peintes, l’ordre de leur découverte par le regard et, bien sûr, du temps accordé par le spectateur à la lecture de la peinture.

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Sur ce point, notons une nouvelle correspondance formelle. Séjour dans les monts Fuchun se déploie à un rythme fixé et choisi par le cinéaste. Nous rejoignons ici l’un des principes fondamentaux de l’approche picturale telle que déterminée par les commentaires formulés par Xie He dans son étude sur la peinture chinoise au VI ème siècle. L’un des aspects les plus importants mentionnés par Xie He (il y en a 6 au total) se matérialise à travers la notion de Qi (prononcer « tssi ») qui pourrait se résumer par la force vitale. Associé à la peinture, le terme désigne l’énergie transmise par l’artiste à son œuvre avec le pinceau. Associé au cinéma, le terme désigne ce qui relève de la cinétique et du montage. Il convient alors de considérer la rythmique subtile qui consiste à alterner montage analytique et usage du plan séquence. L'utilisation de l'un de ces procédés a pour mission de souligner l'apparition dans la dramaturgie du procédé opposé. La forme est donc au centre de tout.

Par essence, le cadre de la peinture sur rouleau soulève quelques questions qui, toutes, ont trait à la manière de les observer. Un jeu sur la spatialité et sur les volumes incite le spectateur à s’interroger sur le regard. La forme de ces rouleaux contraint le regard à sans cesse évoluer sur différents niveaux : haut, bas, gauche, droite. Il n’y a pas de sens à proprement parler mais il y a une évidence formelle : les lignes et les volumes invitent le regard à naviguer dans la composition et à construire de manière intuitive un récit qui répond à l’ordre de découverte des différents éléments constitutifs du rouleau. Le lecteur d'une peinture sur rouleau est, en de nombreux points, proche d'un spectateur/monteur chargé d'assembler les éléments qu'il découvre.

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Une séquence illustre parfaitement ce procédé. Un couple de jeunes amoureux se promène au bord du fleuve. Le jeune homme lance un défi à la jeune femme : ils doivent se retrouver sur un embarcadère situé à distance sur les rives du fleuve. L'homme prétend pouvoir, en nageant, arriver avant la jeune femme au point de rendez-vous alors que cette dernière empruntera le sentier de randonnée qui longe le fleuve. Surprise dans un premier temps, la jeune femme accepte. La caméra filme la scène en plan large. Nous sommes au milieu du fleuve. Le jeune homme plonge et entame sa progression alors que la jeune femme disparaît derrière la frondaison des arbres qui peuplent la rive. Plan séquence. Un travelling s'amorce sans aucun changement de focale. La caméra progresse selon un rythme qui est celui du nageur. La distance est conséquente. Notre œil, là encore, navigue. Il cherche la jeune femme pour déterminer qui est en avance sur l'autre. Là, magistralement, le cinéaste joue avec notre lecture des événements. Soudain, sur la rive, de la vie se dessine, des gens s'adonnent à des activités ludiques (baignade, promenade, discussion, etc.). Mais la jeune fille n'apparaît toujours pas. Nous la cherchons jusqu'au point de rencontre fixé entre les deux jeunes gens. Lorsque nous la découvrons, nous n'avons pas répondu à la question initiale : qui rejoindra au plus vite le point de rendez-vous. Peu importe, c'était un prétexte pour transformer le paysage topographique en paysage humain. Étrangement le plan séquence se prolonge et on suivra encore la déambulation de nos tourtereaux qui se hâtent soudainement afin d'embarquer sur un ferry qui doit les conduire vers un autre endroit.

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Le plan séquence agit comme un rouleau qui dévoile ses atours au gré du déplacement du lecteur. Le cadre se construit sur la verticalité : le nageur est sur le tiers inférieur de l'image alors que les deux tiers supérieurs se composent de la végétation et des activités humaines pratiquées le long du fleuve. Le plan apparaît parfaitement harmonieux alors que tout concourt à produire l'effet contraire. Un équilibre entre le ton et la composition est ainsi trouvé et il se manifeste par la présence simultanée de différents niveaux figuratifs et par la juxtaposition de différentes strates optiques. Xiaogang Gu joue sur la complexité de la structure du plan : il s’agit de nous permettre d’explorer un paysage donné, celui des monts Fuchun et de la communauté qui y réside, tant sur la hauteur que sur la profondeur. L’invitation au voyage explique en partie le titre et la notion de séjour qui introduit l’idée de demeurer dans un lieu et un espace selon un temps défini. Les différentes scènes sur lesquelles le spectateur choisit de s’arrêter plus ou moins longuement évoquent les concepts de séquence et de segmentation qui œuvrent dans l'agencement des peintures sur rouleau.

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Lorsque Séjour dans les monts Fuchun arrive à son terme, le voyage n'est pas pour autant terminé. Nous n'avons pas d'autres idées que de repartir pour Fuchun et d'y errer en compagnie de Xiaogang Gu. Le rendez-vous est pris puisque Séjour dans les monts Fuchun est annoncé comme le premier volet d'une trilogie. Mais que Xiaogang Gu prenne son temps, nous ne sommes pas pressés, le voyage dans les monts Fuchun est désormais intérieur car si le spectateur se prête au jeu, il fera une expérience étonnante, réjouissante et d'une richesse insoupçonnée.

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Crédit photographique : ©ARP Sélection / ©XuLinhui_light / ©FactoryGateFilms

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