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Drapé - musée des Beaux-Arts de Lyon
Publié par Gilbert Babolat - 7 février 2020
Catégorie(s): Expositions / Festivals
Les deux commissaires Sylvie Ramond, directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon et Eric Pagliano, conservateur du patrimoine au centre de recherche et de restauration des musées de France ont pendant cinq ans cherché et sélectionné des œuvres traitant du drapé. Le dessin a la primauté dans cette exposition et rassemble une collection exceptionnelle centrée sur l'Europe Occidentale de la Renaissance à nos jours. De Dürer, Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Bernin, Ingres à Rodin, Grosz, Dix, Picasso, Léger ou Pignon-Ernest.
Comme le souligne le livret de l'exposition, le fil conducteur est le processus de création du drapé ou de la draperie, soit la représentation en peintures des étoffes et des habits. Si l'aspect technique est primordial, il est lié intimement à un autre fil conducteur, celui des expressions des sentiments. Décrire des tissus, c'est aussi parler de l'expression des corps qui sont en-dessous, soit des émotions. Trois grands axes émergent de cette exposition. Les œuvres attendues, celles traitant des techniques de dessins avec mannequin ou modèle vivant. Puis les œuvres dites dissonantes, expression employée par Eric Pagliano sur une radio du service public et qui constitue le point fort et original de l'exposition. Enfin, les tissus sans les corps.
Draper le corps c'est le cacher pour mieux le suggérer, en faire ressortir les sentiments. Ce paradoxe a été abordé dans une autre exposition traitant du drapé autour d'un élément plus spécifique, le voile : Voilé.e.s/Dévoilé.e.s au monastère royal de Brou (cf lien en bas de page).
La première salle du musée des Beaux-Arts de Lyon intitulée Survivance insiste sur l'expression des sentiments rendus par les plis du drapé. En un coup d'œil, une large période de l'art européen occidental est balayée et valorise les sentiments de compassion ou de douleur qui en émanent. Prenons quelques œuvres à rebours chronologique ; les photos de 2009 de Mathieu Pernot, Les migrants, drapé recouvrant entièrement le corps de personnes allongées sur un banc ; une statue en albâtre encapuchonnée, Pleurant, d'un Anonyme de la seconde moitié du XVème siècle ; ou la sculpture Femme assise dite Suppliante Barberini, attribuée à Deinoménès d'Argos du Vème siècle avant J.C.
Les salles suivantes du rez-de-chaussée traitent des techniques, de la virtuosité des artistes dans les dessins. À partir de mannequins miniatures articulés en bois (un exemplaire allemand du second XVIème siècle) ou de mannequins en tissu à taille humaine (un exemplaire unique de 1790 de Paul Huot) le travail consiste à "jeter" un drap sur ce support pour en étudier les effets en termes de plis, c'est-à-dire d'ombres et de lumières, de creux et de reliefs. Les dessins sont réalisés au fusain, à la craie, à la sanguine, à l'encre brune, à la pierre noire, au crayon, les outils sont nombreux et aboutissent à un constat similaire, les plis font vivre les corps. Le recours à un modèle vivant est une autre pratique employée, mais le résultat demeure inchangé. À ce titre chez Ingres, la série de quatre dessins préparatoires autour de L'Iliade et de L'Odyssée au regard de la peinture finale est édifiante. À tel point que l'on vient à se demander si le tissu en lui-même n'est pas suffisant pour réaliser un drapé.
C'est ce que suggère la dernière salle du rez-de-chaussée avec un grand tableau de François-Xavier Fabre de 1790-1792, La Prédication de saint Jean-Baptiste. L'artiste a laissé un tableau inachevé. Le procédé de fabrication est ici explicite, à droite des personnages achevés, à gauche deux personnages dont seuls les contours sont tracés puis repris à l'huile brune. C'est ce que nous apprend la technique dite de la mise en réserve dans la salle du dessus. Esquisser seulement les contours du corps humain pour se concentrer davantage sur les plis, rester à cette concentration optimale que requiert le travail du drapé. Faire le contour des formes sur le tableau, puis réaliser le drapé. Mais avant d'en arriver à ce stade-là, que d'esquisses à réaliser, que de dessins préparatoires, et de très nombreux, à faire. Un travail en amont long, presque routinier. Un exercice comme une hygiène de vie, dessiner et encore dessiner. S'exercer en atelier avec l'intention de suggérer des sentiments, de les exacerber en occultant ce corps avec un simple bout de tissu.
Ces œuvres peuvent être qualifiées de "sonnantes", si l'on reprend le vocabulaire d'Eric Pagliano. Elles montrent le procédé de création. Mais l'exposition va plus loin quand elle s'intéresse aux œuvres qui ne sont pas en cours de fabrication comme celles qui viennent d'être évoquées. C'est ce qu'Eric Pagliano appelle les œuvres dissonantes. Ce sont elles qui nous dirigent vers les captations chorégraphiques sélectionnées par les deux commissaires depuis la plateforme numérique Numéridanse de la Maison de la danse de Lyon. Répétons-le, c'est un des points forts de l'exposition. Cinq captations chorégraphiques sans le son.
Dans le drapé, dessiner c'est répéter ; faire des pas de danse comme faire des traits pour suggérer les plis. Corps est graphique de Mourad Merzouki au début de l'exposition nous met dans l'ambiance. Le rappeur lyonnais reprend le motif du mannequin en tissu qu'il "greffe" au-devant du corps de huit danseurs anonymés, le corps recouvert d'un vêtement noir. Le mannequin blanc est comme la duplication du corps du danseur, de celui qui le fait vivre, en en montrant l'aspect purement mécanique. Un corps, ce sont avant tout des articulations et des membres, jambes, bras, buste, tête, et ça bouge beaucoup, seul ou à plusieurs. Peu de sentiments là-derrière, me direz-vous ? En effet, mais un rappel basique de l'anatomie humaine. Ensuite un corps avant de le vêtir, c'est aussi en rappeler la nudité, donc se rapprocher au plus près de la peau, ce que nous disaient déjà les dessins préparatoires. Eun-Me Ahn dans Let me change your name fait se déplacer neuf danseurs, hommes et femmes se dérobant une tunique de couleur vive, en la faisant glisser par le haut. Les déplacements sont rapides, le retrait de vêtements aussi comme une chose prévue ou pas. Hasard ou nécessité, on ne sait pas. Comme un rituel, une chose immémorielle.
Le corps-manequin-mécanique chez Mourad Merzouki, puis le corps-humain-habillé/déshabillé chez Eun-Me Ahn.
Dans Parades and changes, la chorégraphe Anna Halprin montre des corps nus masculins et féminins exécutant des actes de la vie quotidienne, marcher d'un pas lourd, s'étreindre, crier, s'habiller, se déshabiller. La pièce fut interdite aux États-Unis après sa représentation en 1965. Il s'agit de répéter un mouvement. Ce sont des tasks (tâches). Dans l'extrait sélectionné, un technicien apporte plusieurs rouleaux de papier kraft. On n'entend pas le bruit du papier que les six danseurs doivent déchirer, enlever comme des pelures. Quelque chose dont les danseurs se défont avec insouciance, sans conséquence. Un drapé éphémère, jetable à volonté. Dans le coin gauche de la salle, au pied du grand écran, symbolique à bien des titres est le travail d'Isabelle Schad et de Laurent Goldring avec Der Bau (Le terrier). Ici, le tissu est très ample et ramassé d'un côté, en boule, et le corps de l'autre bien droit. Une danseuse nue porte au-dessus d'elle ce gros amas de plis. Comme un fardeau se dit-on, ou plutôt comme une mue, une chrysalide dont elle se défait. Le drapé comme un rite de passage.
Pas encore de sentiments mais cela ne saurait tarder... Monter à l'étage et s'asseoir. À notre gauche en surplomb, toujours en regard la grande captation chorégraphique d'Anna Halprin, et devant soi la sérénité affichée par Brygida Ochaim interprétant La danse des couleurs de Loïe Fuller. Des projections de cieux, de paysages sur tout le corps revêtu d'un ample vêtement blanc, et surtout sur deux grands pans de draps, extension des bras de la danseuse. De grands moulinets des bras. Tout porte à extérioriser, à l'évasion. Et puis son contraire, juste à côté. Faire advenir la souffrance intérieure, alors un tube de tissu enveloppe une femme assise. Elle se contorsionne, et le tissu bleu répond, le visage bien sûr est expressif et le drapé mouvant ne fait qu'amplifier cette souffrance : une pièce de Martha Graham, Lamentation. Le corps meurtri, les sentiments exacerbés au plus haut point.
Des drapés sans les corps. Juste le tissu, rien que le matériau. Et l'intimité la plus totale. Une série de photos et une vidéo.
La série de quatre photos d'Alix Cléo Roubaud en hommage au plasticien Morris Louis, intitulées Alcools. Les draps froissés aux plis marqués, très ombrés pour souligner l'épaisseur d'un corps appesanti, et son départ récent aussi. Des draps froissés, verre de vin, lame de rasoir, cendrier, des présences matérielles pour rappeler les corps absents physiquement mais que seulement. On imagine aussi des bruits, de possibles discussions apaisées ou pas. Tendresse et violence, le tout sur une seule photo, un petit format.
Dans une vidéo, Alain Fleischer joue des ombres des plis d'un drap froissé pour figurer le contour d'un visage qui se déforme au gré des plis dans L'homme dans les draps. Matérialité d'un côté avec ces draps et de l'autre la présence spirituelle, cette ombre de visage mouvant. Un contour de visage qui ne demande qu'à dire. Allégorie de toutes les formes plastiques que peut prendre le drapé.
Le drapé est toujours travaillé dans les écoles de Beaux-Arts, c'est qu'il a la propriété de pouvoir naviguer entre survivance et survenance pour reprendre les deux mots si justes d'Eric Pagliano.