Judy, le second film de Rupert Goold, auteur surtout connu pour son travail de directeur artistique théâtral, affichait, dès l’annonce de sa mise en production, toutes les caractéristiques d’un biopic consacré à Judy Garland. Si le film de Goold se conforme à quelques spécificités propres au genre, il convient avant tout de considérer Judy pour ce qu’il est réellement, c’est-à-dire une adaptation de la comédie musicale End of the rainbow de Peter Quilter.
La prise en compte de ce qui a motivé la réalisation de Judy en dit long sur le contenu du film puisque l’intitulé de la comédie musicale ne dissimule rien de ses intentions : End of the rainbow évoque sans détour la fin de carrière de l’actrice et chanteuse américaine Judy Garland. Cette dernière fut révélée aux yeux du grand public et immortalisée par sa prestation dans Le magicien d’Oz de Victor Fleming et l’interprétation d’une célèbre chanson du film intitulée Over the rainbow.
Ce qui est mis en exergue par le titre du "musical", et que le film reprend à son compte, c’est le télescopage des extrémités de la vie artistique de Judy Garland. De ce strict point de vue donc, le film s’éloigne de quelques principes chers au biopic traditionnel. Généralement, le genre multiplie les possibilités d’interaction entre vie privée et vie publique des personnages par l'association d'idées ou de concepts contraires : passé et présent, enfance et univers adulte, vie sentimentale et rôle social, etc. Le biopic ausculte également des instants de vie qui pourraient contenir en germe des éléments en rapport avec la célébrité ou, au moins, la reconnaissance future du personnage.
Au regard du passé artistique de Goold, sans surprise, les scènes les plus réussies de Judy sont celles qui voient le phénomène Judy Garland se produire dans un décor (une scène de concert ou un plateau de tournage). Paradoxalement, ce sont ces scènes qui donnent de l'épaisseur au personnage et qui lui permettent d’exister. La trajectoire de Judy Garland se place, dès lors qu'elle est dépossédée de ce qui affirme son identité en dehors de l'espace public, sous l'égide du tragique. La scène d’ouverture du film est remarquable de ce point de vue. Gros plan sur le visage de Judy Garland, âgée de 17 ans. Le visage et le regard de la jeune femme sont vides d’expression. Une voix masculine, celle de Louis B. Mayer, envahit l’espace et conditionne psychiquement Judy à ne plus être Frances Gumm mais à devenir Judy Garland. Travelling ascendant qui délaisse le visage féminin pour révéler la présence physique de Mayer qui phagocyte également l’image du film.
L’attitude de l’homme est trouble. Un mentor ? Un guide ? Un conseiller ? On peut hésiter. Pas longtemps car finalement, aucune hypothèse quant au rôle de Mayer ne suggère une once d’affect. Du calcul, toujours du calcul. De la manipulation, aussi, et de l'emprise. Un choix (qui n'en est pas réellement un) se présente à la jeune femme : elle peut quitter les lieux et redevenir Frances Gumm. Mais la figure méphistophélique de Meyer entraîne Judy à sa suite. Tous deux pénètrent le décor de ce qui deviendra celui d'un film célèbre, Le magicien d’Oz. Le décor a beau être artificiel, il n'en demeure pas moins que la présence de Meyer et sa manière d'emplir l'espace s'apparentent à l'omniprésence du loup qui peuple les forêts et les imaginaires des contes. Judy restera Judy et, comme Dorothy, vivra bien loin des réalités de ce monde. La fêlure est prononcée. Au fil du temps la faille deviendra gouffre ou abysse.
Judy Garland est et restera un produit MGM. La femme disparaît sous les effets conjugués de la pharmacologie et de l’alcool, derniers agents destructeurs d'une intimité sacrifiée sur l'autel de la célébrité ou de la rentabilité du studio qui élimine l’humain de son équation. La suite de concerts londoniens qui closent la carrière de l’actrice aurait pu devenir une véritable catharsis. Judy franchit à maintes reprises les limites définies par et pour son numéro : celles de la bienséance, celles du langage, celles de l’interprétation des chansons de son répertoire et même celles, physiques, de l’espace scénique qui lui est octroyé dans cette magnifique séquence où Judy enivrée par la réceptivité de la foule transforme une table de convives en extrémité de scène.
Judy n’est certes pas l’égal de grands films sur les fractures identitaires (Man on the moon, Les ensorcelés, All that jazz, Birdman, etc.) occasionnées par l’impossibilité de se soustraire à une spectacularisation de l’existence. Mais, dans le classicisme assumé de sa mise en scène, il est cependant notable de créditer le film d’une qualité essentielle. Celle qui consiste à nous rappeler que les étoiles, peu importe le domaine artistique concerné, meurent en même temps qu’elles naissent.
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