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Dark Waters

Publié par - 2 mars 2020

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Nous avions quitté Todd Haynes, à la fin du Musée des merveilles, la tête tournée vers les étoiles. Nous le retrouvons lui et sa caméra, avec Dark Waters, au ras du sol de l’Ohio. C’est la nuit, un lent travelling latéral sort le cinéaste du sommeil. La guitare folk de Waylon Jennings, Stop the world and let me off..., résonne entre les faibles halos de lumières floues de la rue. Difficile de distinguer quoi que ce soit lorsqu’on ouvre les yeux pour se réveiller, ce qui confirme, si l’on doutait encore, que c’est bien la pensée de Todd Haynes qui s’éveille. La caméra est en chasse et une succession de plans au steadycam la rapproche d’un groupe de jeunes adolescents venus innocemment profiter des bienfaits supposés d’un bain de minuit. Après quelques échanges d’éclaboussures le point de vue passe sous la surface de l’eau et révèle, comme le fait David Lynch lorsqu’il filme les sous-sols des jardins américains dans Blue Velvet, qu’il y a quelque chose de pourri dans les eaux du lac. Le sujet du film est là. Maintenant qui trouver pour porter le récit ? La caméra repart en chasse, elle se détourne du groupe d’adolescents et profite de la dynamique d’une vedette allant à vive allure pour s’envoler vers la grande ville de Cincinnati avec pour destination le cabinet d’avocats Taft. Un dernier travelling latéral au milieu des murs épurés du bureau viendra définitivement passer le relais au jeune avocat d’affaires Robert Billot. Désormais nous partagerons son point de vue, tout est en place, l’histoire peut commencer.

Dark Waters s’inscrit dans la lignée du cinéma de dénonciation américain avec bien sûr les films de Alan Jay Pakula en pôle position. Mais la démarche de Todd Haynes serait plus à rapprocher de celle de Michael Mann dans Révélations. Pour les deux hommes il s’agit autant de relater les faits, dans une approche quasi documentaire, propres aux affaires concernées que d’ausculter l’impact que peut avoir une telle épreuve sur la vie du lanceur d’alerte. Si Mann penche bien sûr du côté du film policier, Haynes réussit le pari d’allier intimisme et dénonciation politique. Car le point d’entrée de l’affaire dans la vie de Billot est familial. C’est l’irruption de Wilbur Tennant au beau milieu du cabinet d’affaires qui enclenche la véritable quête du jeune avocat. « C’est ta grand-mère qui m’a dirigé vers toi » lui lance-t-il. Billot vient d’être nommé associé du cabinet Taft avec une solide réputation d’avocat de la défense des industries chimiques. Pourtant, il lui est impossible de résister à la force d’attraction émanant de son passé lorsque celui-ci frappe à sa porte. L'avocat s’engouffre sans hésitation dans la brèche entrouverte par le surgissement du passé pour découvrir à la fois la vérité qui se trame derrière les agissements du groupe chimique Dupont, et l’homme qu'il est en profondeur et qu’il avait laissé de côté. La double quête de Robert Billot commence.

La grande qualité du film repose sur le procédé de mise en scène que Todd Haynes développe pour passer de l’intime au collectif. D’aucuns diraient de la fiction au documentaire. Il s’appuie sur un traitement plastique qui est dans la lignée du travail amorcé par Edward Lachman, son directeur de la photographie depuis Loin du Paradis. On retrouve les gammes chromatiques présentes dans Carol et l’utilisation de la pellicule à forte sensibilité qui en fait ressortir son grain caractéristique. Le film est sombre, sous-exposé, sans éclairages artificiels, au plus proche du réel. Lorsque Robert Billot déambule en voiture au milieu de son village natal, nombreux sont les travellings couplés à de légers zoom sur toute ou partie de la surface du film. Le grossissement de la pellicule et l’apparition de son grain met à vif le support filmique et dévoile la vérité sous-jacente, à l’image de la dentition brune rongée par le fluor de la jeune fille à bicyclette qu'il croise. Ce parti pris esthétique permet à Haynes de relier plastiquement son film à l’utilisation d’images vidéos, filmées au caméscope. Le cinéaste juxtapose les deux médium et, l’espace d’un instant, la télévision prend la place du cinéma, en plein écran. La bascule est faite. Les journaux annoncent : tous les individus ayant été en contact avec le téflon produit par les industries Dupont sont maintenant concernés. L’utilisation soudaine des images à caractéristiques télévisuelles dans le film donne une nouvelle profondeur à ce qu’il dénonce, la contamination sanguine est mondiale, ce qui inclut aussi les spectateurs du film.

Plutôt que de conclure son film sur le traditionnel épilogue coutumier du genre, Haynes rattache l'œuvre à notre époque. Fait inédit chez le réalisateur qui voyage habituellement entre les âges sans reconnecter l’œuvre au contemporain. Il va même un peu plus loin puisque la lutte dans laquelle Robert Billot s’est engagé pour prouver la responsabilité du groupe Dupont dans chacune des affaires révélées par les autorités sanitaires continuera de s’étendre sur les années à venir. Espérons que les efforts déployés par Haynes pour toucher le spectateur trouveront un écho dans les décisions environnementales à venir pour la préservation de notre petite planète bleue. Planet earth is blue, and there’s nothing I can do…

Crédit photographique : ©Mary Cybulski

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