La ronde et Lola Montes chez Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 6 mars 2020
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
L'édition en DVD et en Blu-ray de deux films de Max Ophüls, La ronde et Lola Montès, chez Carlotta Films ravira tous les amateurs de cinéma. Plusieurs raisons à cela. D'abord parce qu'Ophüls est considéré objectivement comme l'un des plus grands cinéastes de l'histoire de cet art. Donc, par principe, toute mise en valeur de son travail est à souligner. Autre vertu non négligeable de ces éditions, les copies sont qualitativement remarquables. Enfin, autre motif de satisfaction conséquent, parmi tant d’autres, l'édition en haute définition de Lola Montès proposée par Carlotta Films présente une version du film qui se veut être la plus proche des volontés du cinéaste avant que le film fut remonté, mutilé et diffusé dans une logique qui ne correspondait nullement à ce qu'Ophüls avait imaginé. Mais voyons ces éditions dans l'ordre chronologique de réalisation des films.
La ronde est l'adaptation d'une pièce du même nom d’Arthur Schnitzler parue en 1897 et jugée immédiatement scandaleuse principalement parce qu’elle peint le portrait d’une société à travers ses coutumes libidineuses. Ophüls approche le texte de Schnitzler non pas sous un angle sulfureux mais selon une problématique qui traverse toute son œuvre : le temps. On sait la passion éprouvée par Ophüls à propos d’un passé qui fut l’écrin d’une fin d’empire que certains n’hésitèrent pas à qualifier d’apocalypse joyeuse, ce temps de la Vienne autour de 1900. Mais ici, dans La ronde, curieusement, c’est au présent qu’Ophüls s’intéresse. Pour être plus précis, c'est au présent narratif que le cinéaste s'attache puisque le film est une suite d’histoires qui, bien que placées sous le sceau de l’éphémère, prolongent l’instant présent. La suite de scénettes qui constituent l'architecture dramaturgique du film étire le temps afin de délester le présent de sa qualité principale, l'instant fugace et succinct. L’élasticité temporelle dont il est ici question a pour fonction d’insister sur la nature mélancolique du présent et de souligner la vulnérabilité soudaine d’une société qui appartient déjà, alors qu’elle ne s’est pas encore tout à fait éteinte, au fantomal. La ronde, dès son titre, évoque une figure narrative charpentée autour de la répétition. Les actes, les attitudes se reproduisent systématiquement de séquence en séquence : des rencontres, des ébats, des séparations. Le contenu du film s’inscrirait donc dans une forme d'itération conditionnée par la reprise.
L'intérêt principal, sans doute, de la réplique telle que nous la constatons dans La ronde, c'est d'autoriser la mise en place d’un principe formaliste qui sied à merveille à l’œuvre d'Ophüls, la variation. Autrement dit, La ronde, avant de décrire un monde en décomposition, la fin d'un empire, est surtout le prétexte à des expérimentations formelles. À ce titre, le film ne dissimule rien de sa réflexion structurelle puisqu’il s’ouvre sur un décor de cinéma que la caméra se plaît à traverser. La machinerie nous entraîne à la suite d'un narrateur. Nous suivons ses directives. Il s'agit d’Anton Walbrook mué pour l'occasion en figuration du metteur en scène qui dirige, depuis le film, le regard du spectateur autant qu'il positionne les comédiens dans le décor de La ronde afin que la fiction débute.
Survient alors la question de la position du démiurge face à l’œuvre. Walbrook, en maître de cérémonie, est un véritable portrait d’Ophüls par lui-même. Nous pourrions même avancer l’idée que le personnage interprété par Anton Walbrook est une modélisation de l’acteur selon certaines caractéristiques définies à partir de la conception "ophulsienne" de la mise en scène. Pour Ophüls, l’objet que représente le film est une sorte de synthétisation de deux points de vue : celui du cinéaste et celui du spectateur. Chez Ophüls, un film est aussi un réceptacle de spéculations fictives où se réunissent deux pensées, deux réflexions. Celles du créateur du film et celle qui résulte de la participation active et imaginaire du spectateur au film. L’art d’Ophüls, ici dans La ronde, se manifeste dans la capacité du cinéaste à créer une empathie entre le spectateur et, finalement, l'auteur du film, Ophüls lui-même puisque Walbrook est un reflet du cinéaste. Le procédé peut surprendre, surtout pour l'époque : il s’agit de nous donner à voir un univers dans lequel nous n’entrons jamais véritablement mais que nous sommes conviés à observer, disséquer, analyser. La mise en scène repose donc sur un principe de distanciation qui est l'origine de la création d’un espace où s’épanouit la réflexion plutôt que l’émotion. Avant l’affect, c’est à l'intellect du spectateur que s’intéresse et s’adresse Ophüls.
Cette distance, cet espace habité par l’esprit du spectateur rejoint en de nombreux points le décalage que nous pouvons constater entre le son, le verbe, l’image, donc tout ce qui concerne le langage filmique, dans Lola Montès. Le film est une véritable manifestation des distinctions évidentes entre la formulation d’un point de vue et la perception de ce point de vue par autrui. Il s’agit là, bien sûr, d’une nouvelle représentation de l’importance de la réflexion formelle dans le cinéma d’Ophüls.
Lola Montès se présente dans sa trame comme un questionnement sur la condition féminine. Le personnage de Lola Montès est avant tout traversé par une aspiration à vivre librement une féminité qui, jusque-là, est conditionnée par l’inassouvissement ou l’inaccomplissement du désir qui brûle en elle. Cette obstination à être et à exister en fonction de ses propres volontés conduit l’héroïne à devenir le numéro principal d’une revue de cirque. Introduits par un présentateur, les numéros qui composent la revue du cirque sont des représentations de différents épisodes de la vie, supposée scandaleuse, de Lola Montès. Les événements survenus dans le passé de Lola Montès, et cités dans le spectacle, intègrent des caractéristiques singulières transformées en attractions habituelles de cirque : dressage d’animaux, prestations d'équilibristes, voltige, clowns, etc.
Sous des faux airs de film classique, la version restaurée de Lola Montès restitue par la force de l’évidence combien Ophüls avait pour préoccupation première de questionner la forme cinématographique par l’intermédiaire des techniques à sa disposition. Pour Ophüls, l’interprétation du réel sous forme de spectacle est toujours plus intéressante que la réalité (terme à considérer dans sa dimension ontologique) qui nourrit le spectacle. Cela constitue en soi une forme d’apologie de l’artifice ou de la re-création qui permet d’accéder à la profondeur des actes et des pensées qui sont, de manière générale, ternis par le réel. Ainsi le travail formel consenti pour le film renseigne autant, si ce n'est plus, le spectateur attentif sur le personnage de Lola Montès que l’énumération des événements qui peuplent la vie de cette femme.
Notons plusieurs phénomènes qui participent à tromper le prétendu classicisme du film. D’abord le son. Le procédé est utilisé ici pour produire un sentiment d’inachèvement afin de souligner le décalage qui existe entre Lola Montès et son temps. Nombre de dialogues sont en accord avec le montré mais, soudain, par l’irruption d’un changement de plan ou d’un mouvement de caméra, la mise en scène relègue ce qui demeure audible, même faiblement, au rang d’élément décoratif. Les mots deviennent les accessoires d’une incommunicabilité qui tranche soudainement avec ce qui paraît dans l’image. Nous ne sommes pas si loin d’une utilisation des sonorités qui se rapproche de l'usage qu'en faisait Tati. De la même manière, toujours pour rapprocher Lola Montès de certaines recherches effectuées par Tati sur le son, le film d'Ophüls est ponctué de compositions chorégraphiques où le geste, dépourvu de ses attributs ou conséquences sonores, traduit l’inutilité du mouvement corporel.
Autre surprise, pour un film dit "classique", le travail sur les chromatiques qui, finalement, s'accorde à l'attention portée sur le son. L’antinaturalisme introduit par les couleurs du film n’est pas sans rappeler celui qui irriguait l'image des mélodrames de Douglas Sirk. La couleur, telle que pratiquée par Ophüls, n’a pas pour objet de rappeler à l’œil du spectateur ce qu’il sait des choses du monde mais plutôt de traduire, par l'exubérance des teintes qui donnent au film sa tonalité, ce qui se trame dans l’esprit ou le cœur de Lola Montès.
À ce titre, l’usage fait du format cinémascope est tout aussi singulier. L’horizontalité du cinémascope multiplie généralement les permissions de fuite spatiale. Or, Ophüls ne cesse de contredire ces possibilités d'évasion. Lorsque la liberté à laquelle aspire Lola Montès est à portée de main, les surcadrages qui structurent et fragmentent l'image n’ouvrent jamais sur un ailleurs providentiel. Les surcadrages n’ont ici rien de comparable à des fenêtres qui autoriseraient l'accès à un ailleurs plus rassurant mais, bien au contraire, enferment Lola Montès dans des univers qui nuisent à l’éclosion de son identité profonde et de sa féminité. De la même manière, au-delà des surcadrages constitués avec l’aide du décor, Ophüls joue aussi avec des principes qui se rapprochent des ouvertures ou fermetures à l’iris, procédés qui permettaient aux cinéastes des temps premiers de diriger le regard du spectateur sur un point précis de l'image. Le cinéaste obstrue, lorsque les événements précipitent la fin d'un espoir potentiel chez la jeune femme, une partie du cadre de manière à le réduire afin de se rapprocher d'un format plus proche d'un carré. Nous sommes proches d'un effet masque qui contraint le spectateur à être le témoin du moment où le destin de Lola Montès est contrarié par le sort ou par les sociétés de son temps.
La richesse et la variété de ces éditions de La ronde et de Lola Montès ne permettent en aucun cas une approche exhaustive de l’œuvre du cinéaste mais elles laissent aisément entrevoir le génie d'un très grand créateur de formes. Assurément, les deux films constituent une approche du style et des problématiques d'Ophüls qui permettront de rafraîchir la mémoire des cinéphiles les plus endurcis ou bien de compléter les connaissances des néophytes. Éditions incontournables.
On regrettera cependant le peu de suppléments (deux bandes-annonces, une pour chaque film, et les essais de coiffures de Martine Carol pour Lola Montès) proposés pour des films de cette ampleur.
Crédit photographique :
La ronde : © 1950 COFRADIS © 2017 TIGON FILM DISTRIBUTORS LTD. Tous droits réservés.
Lola Montès : ©2008 Les Films du Jeudi
Suppléments :
La ronde :
BANDE-ANNONCE 2017
Lola Montes :
ESSAIS COIFFURES DE MARTINE CAROL
BANDE-ANNONCE ORIGINALE