Elle se retourne, me regarde et son pouce parcourt ses lèvres. Il me regarde et me parle, comme si j’étais vraiment devant lui, elle me regarde et ses yeux sont effrayés, voire effrayants, il me regarde et je suis le monstre, elle me regarde et sa bouche va dans moi. Il me regarde, me prend à témoin, ça me regarde. Les acteurs regardent la caméra et dans la salle de projection je me substitue à celle-ci, c’est ici sans y être, c’est en cet instant mais c’est déjà dans le passé, le cinéma prend son temps pour m’apercevoir, le cinéma n’est pas un art vivant. Je lui donne vie.
Les personnages dans l’image vivent ensemble une aventure ou un quotidien, nous sommes spectateurs de ce récit, de cette restitution. Parfois un personnage est face à la caméra, diable, pourquoi ? Il nous implique, nous implore, nous provoque, il se veut miroir ou voyeur, attention les mirettes. Il se veut diable. Ami. Confident. Il veut me prévenir, me dire, me donner l’interrogation. Dans tous les sens, un regard droit.
Godard en use : ce que tu regardes te regarde. Dans Le Mépris, la statue aux yeux bleus se tourne jusqu'au dialogue demandé, BB nue lève les yeux et voit certainement que tu la mates, la caméra elle-même, au générique, va chercher la caméra que tu veux être, bien après le tournage. Ce que tu vois t’a deviné. Et pour que tu ne sois que dans cette vision, le générique est dit. Dans À bout de souffle, Michel Poicard / Belmondo dans sa bagnole se tourne vers le spectateur, il ne regarde plus la route qui n’est pas le sujet, il me regarde et me dit d’aller me faire foutre si je n’aime pas la ville, la campagne, la mer. Puis il se désintéresse au profit de Patricia / Seberg qui à la fin du film me regarde, est-ce dégueulasse ? J’ai participé à l’histoire. Dans Pierrot le Fou, Ferdinand / Belmondo dans sa bagnole se retourne et me regarde, Anna Karina est soudain vivante et lui demande ce qu’il regarde. Le spectateur. Mensonge ? Droit dans les yeux, un mensonge est une vérité. Anna m’a regardé.
Dis-moi, ton premier regard, quel est-il dans la salle noire ? C’est celui du serpent dans Le livre de la Jungle, c’est celui de Kaa qui dit « Aie confiance » avec des tourbillons comme un puits de couleurs qui me dévore. Fascinant, effrayant sans doute et c’est à moi que Kaa s’adresse. Je me méfie des regards depuis cette ivresse. Plus tard, je me suis méfié du Dr Mabuse de Fritz Lang qui me veut sous son contrôle comme je me suis méfié d’autres hypnotiseurs qui, sous le prétexte d’un scénario, ont voulu me faire croire je ne sais quoi ou voulaient me guérir. De je ne sais qui. Je détourne le regard, non, je n’ai pas confiance.
Souvent je regarde une fille dans le film, soudain elle me regarde : Jane Russel dans Le Banni de Hugues, elle approche ses yeux de moi, la bouche suit puis précède son regard et m’envahit. Je suis baisé, entièrement, englouti, ça sombre dans le flou et le Kid l’emporte, je reste assis, jaloux.
L’œil de Patricia va dans le papier roulé pour prendre son Michel puis je suis cet œil. Et j’apprends bien plus tard que cet œil, dans un film de Füller, est dans le canon du fusil et suit la cible, mon œil est la balle, Godard en fait un clin d’œil ; À bout de souffle, Les 40 tueurs, dont moi.
Parfois un figurant regarde la caméra, c’est interdit mais on ne la refait pas, c’est trop cher. Ou personne n’a vu sur le moment. Au montage, ça hésite. Ce figurant me regardera toujours, en arrière-plan, comme pour se plaindre ou pour se faire remarquer, je ne sais pas. Il est comme un micro dans le champ.
REC un, deux, trois. La caméra intime est mise en scènes d’horreurs. Elle enregistre et je suis dans ces instants volés, les personnages me regardent, me parlent, « Tu filmes ? » et c’est convenu, comme dans une partie de famille. Le regard des morts, lui n’a pas la même teinte ni la même intention, les bougres veulent me manger pour que je sois des leurs. Dans les films de Zombies, les morts deviennent rapides et dès le regard capté ont foncé sur moi, les morts s’en prennent à la salle vivante, Nosferatu me regarde, Dracula, les monstres de l’écriture cinématographique se permettent le regard caméra, ils ne sont pas une narration, ils sont un désir, une obsession, une fatale observation, le miroir redouté. Aimons les détester.
Allons mieux, allons au théâtre, au concert, à l’opéra. Dans la représentation cinématographique de ces spectacles, il est dit que le présentateur, le clown ou l’acteur peuvent regarder le quatrième mur qui est la salle qui est la caméra pendant le tournage. Chaplin nous regarde et nous prend à témoin, Keaton parfois mais comme Tati il préfère regarder le décor qui tombe, et Suleiman qui est Tati nous regarde dans cesse dans It must be Heaven, c’est que le décor est déjà tombé. Du Cabaret de Bob Fosse aux Chaussons rouges de Pressburger / Powell, le présentateur s’adresse au spectateur de la salle obscure. Soudain, puisque c’est trop joli, la danseuse qui allait sur scène me regarde, porte ses mains à ses tempes, les chaussons prennent le pouvoir et l’entraînent, ultime danse, nous n’avons rien pu faire, pas eu le temps, pas compris, au cinéma, on ne peut pas souffler à l’actrice ce qu’elle devrait faire. Alors le présentateur metteur en scène ouvre le rideau, nous regarde et nous la montre à nouveau, invisible et notre regard doit la restituer, puisque nous n’avons plus que ça à faire pour que les personnages soient encore vivants.
Entre deux scènes, Mizoguchi use du fondu au noir, c’est son moyen de nous faire fermer les paupières pour changer le décor, le temps, l’endroit ou les actions, c’est sa façon de descendre le rideau puis de nous éveiller à la suite de son propos, nous prenons le temps d’être ailleurs.
Dis-moi encore, ton deuxième regard, quel est-il ? Il est immense au point d’avoir envoyé la bouche hors du cadre immense et c’est l’harmonica qui dit que la bouche est reliée à ce regard. Ou est-ce un souvenir ? Un autre regard se déploie, d’un autre homme, ça sent la poudre. La poudre aux yeux, les regards censés se jauger prennent la salle entièrement et durablement, la toisent, la visent, il est toujours une fois dans l’Ouest. Fritz Lang dit que le cinémascope est fait pour les serpents. Il est aussi fait pour les avions, pour la 66, pour lire de long en large en prenant le temps. Avec le choix d’être au premier rang, là on l’on devine les côtés de notre regard central. Ou au dernier rang, là où ça fume et s’embrasse, même pas peur, Kaa et les cowboys sont loin. Bonbons en main, je suis au troisième rang. Encore aujourd’hui, je veux être englobé, je veux prendre l’avion, je veux avoir peur. Je veux que ces yeux me prennent.
Une fille me regarde, deux mains sont ici dans un travail, la main droite écarte les paupières, la main gauche tient docilement un rasoir. Un chien andalou, Buñuel / Dali. Dans la continuité de mon observation, le rasoir coupe l’œil. Il me faudra la VHS et le ralenti pour comprendre qu’un figurant remplaça l’actrice. C’est cher, un œil d’actrice ; le regard du figurant est accidentel, son œil est gratuit. Proche de ceci, Conrad Veidt est L’homme qui rit de Paul Leni, il cache sa bouche et son regard de représentation nous regarde pour cacher l’estafilade honteuse de la bouche découpée ; une aveugle la regarde, nous voudrons être aveugles mais il faudrait toucher, l’écran est lisse et ne dit rien.
Ou ne montre rien, il arrive qu’un cinéaste nous laisse longtemps dans le noir. Nous regardons l’absence, éventuellement écoutons ce qui se trame sous cette absence. Nous ne fermons pas nos yeux. Nos regards à l’intérieur, comme il faudrait voir les invisibilités et les morts. Ces cinéastes ne sont pas nombreux à jouer de cette introspection car le spectacle peut être déplaisant, non vendeur, Orphée retourné. Parfois pourtant la pellicule noire laisse s’échapper des poussières de lumière. L’image numérique ne sait pas faire ça. L’œil numérique n’est pas le globe et l’informatique ne se raye pas.
Un jour si blanc, Hlynur Palmason. Soudain, dans une succession de plans, chaque protagoniste se présente, presque immobile, entier, face à la caméra, non en tant qu'acteur / actrice mais en tant que personnage, sans texte, pour faire face, ce que tu vois m'engage, je t'appartiens, prends soin de moi (ces interprétations seront à la charge du spectateur), l’un d’eux garde les yeux fermés.
Sublimons ceci. Il faut qu’il fasse tard, les gosses sont couchés ou cachés derrière le canapé (moi).
Cinéma de minuit. France 3, voire FR3.
Musique de Francis Lai. Images, nos regards fondus.
Tapez « cinéma de minuit générique ».
Vous verrez bien.
T’as d’beaux yeux, tu sais…