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Les Lèvres Rouges

Publié par - 12 mars 2020

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Malavida ressort cette semaine, pour notre plus grand plaisir de cinéphile, Les Lèvres Rouges (intitulé Daughters of Darkness lors de sa distribution internationale.) Le film est culte, il date de 1971. Il s'agit d'une petite perle fantastique réalisée par le cinéaste belge Harry Kümel. Valérie (Danielle Ouimet) et Stefan (John Karlen), un jeune couple suisso-britannique fraîchement marié, en route pour l’Angleterre, décide de passer une nuit dans un hôtel d’Ostende, en Belgique. Ils séjournent dans un vaste établissement désert. Le couple fait alors la connaissance de l’inquiétante et sublime comtesse Bathory (Delphine Seyrig) et de sa protégée Ilona (Andrea Rau), ténébreuses créatures de la nuit. S’ensuit alors un jeu de séduction et d’envoûtement macabre teinté de rouge et de bleu nuit.

Le premier plan du film nous montre un train. Profondeur de champ insistante. Ce n’est pas une coïncidence. C’est bien évidemment un hommage aux origines du cinéma puisque le plan est identique à L'arrivée d'un train en gare de La Ciotat. La citation n'est pas anodine. Harry Kümel utilise cette évocation pour nous signifier que nous allons voir un film de cinéma qui ausculte autant l'histoire que la syntaxe de cet art. Un film qui s'inscrit dans une logique. Harry Kümel s'intéresse donc à un cinéma qui met un point d’honneur à utiliser et rendre grâce à la grammaire cinématographique. La composition de l’image, le montage, la musique, le phrasé des acteurs, tout est millimétré. Grâce à cette maîtrise du médium cinéma, Les Lèvres Rouges est plus qu’un simple film de genre, comme on l’entend ici ou là, le film est pensé comme une véritable œuvre d’art.

Le film est en premier lieu totalement déroutant. Serait-ce kitsch ? Ringard ? Le ton du film est versatile. Tantôt comique, tantôt émouvant, tantôt effrayant. Tout comme l’est la réalité en somme. Et très vite l’intention de Kümel se précise et apparaît avec la force de l'évidence. Il veut filmer le tangible. La réalité du désir brûlant. Une réalité qui, comme le désir, est changeante, impossible à circonscrire, à domestiquer. Ici, la comtesse Bathory, pour obtenir ce qu’elle veut, déforme tout. Même le temps. Elle invite l’infini dans le récit et la réalité que le film peint.

Le désir est une image très forte. Une image vampire. Immortelle. Dangereusement excitante. Dans Les Lèvres Rouges, les désirs sont des fantasmes érotiques. Du saphisme avant tout, voire du masochisme ou du fétichisme. Les fantasmes les plus étranges, les plus déstabilisants trouvent leur place dans cet hôtel vide. Ils l'envahissent pour s'incruster dans chaque recoin du décor. Après tout, l’étrangeté appartient au monde et Kümel utilise le cinéma pour transformer les scènes en tableaux mouvants et traduire le champ infini du fantasme et du paysage mental.

L’hôtel où se situe l’action est un personnage à part entière. Comme dans L'année dernière à Marienbad de Resnais (où Delphine Seyrig errait déjà dans des couloirs déserts), comme chez Kubrick, comme chez Lynch, il est le lieu de la libération de tous les fantasmes et la matérialisation de certaines inquiétudes. À l’intérieur, c’est le domaine d’Eros et Thanatos. La magie qui habite ce lieu précipite le hasard, attire les personnages comme dans un piège à souris et libère l’inconscient. Un lieu parfait pour la comtesse Bathory : la matérialité de la durée qui s'y déploie n’influence pas les comportements de la même manière qu’à l’extérieur, la lumière devient rouge, la nuit devient bleue.

L’utilisation des couleurs est par ailleurs des plus sophistiquée. Kümel choisit pour couleurs dominantes le rouge, le noir et le blanc. Les couleurs du drapeau Nazi. Car la comtesse est une démiurge, démoniaque de surcroit, une dictatrice. Kümel n’a de cesse d’étaler ces couleurs comme un peintre qui travaille par aplats. Le spectateur est invité à participer et à composer sa propre toile. Les fondus au rouge sont admirables et n’ont peut-être jamais été utilisés de manière aussi pertinente au cinéma pour introduire le spectateur dans des dimensions fantastiques.

Amoureux du cinéma, de son histoire et de ses ruptures esthétiques ou formelles, Kümel l'est assurément. Les citations chronologiques en témoignent. Ça commence avec les frères Lumière, déjà évoqués plus haut, ça continue avec Ilona la servante, coiffée comme Louise Brooks jusqu'à cette scène en forme d’hommage à la séquence de la douche du Bate's Motel dans Psychose d’Alfred Hitchcock. Une variation visuelle et sonore étonnante. Un découpage emprunté au maître du suspens, une musique lancinante, acérée et un plan sur un œil, un iris vidé de toute vie. La citation est impeccable, aussi efficace qu'inventive.

Les Lèvres Rouges est une saisissante leçon de cinéma, résolument moderne. La science du montage provoque ici de véritables merveilles auxquelles Eisenstein n'aurait sans doute pas été insensible car les idées se confrontent et finissent par s’enlacer. Ce film est également un modèle d'interprétation de certaines règles picturales par l'image animée : Kümel lorgne du côté des maîtres de l'étrange et des mondes intérieurs tourmentés, de Magritte à James Ensor. On peut même y déceler un soupçon de Hergé. L'utilisation de la partition musicale est remarquable et il convient de souligner le travail de François de Roubaix qui nous propose ici probablement une de ses plus belles réussites.

Les Lèvres Rouge était peut-être avant-gardiste lors de sa sortie en 1971, aujourd’hui il est surtout intemporel. Le symbolisme présent dans le film le rend éternellement jeune. Comme lors de cette scène finale, brulante représentation de la masturbation féminine, une véritable ode à la femme et au désir féminin. La Comtesse et Valérie foncent dans la nuit, libérées de la pesante masculinité qui les retenait : « Mon amour.. mon aimée… mon unique ! Il reste tant à savourer de la vie ! Tant de nuits s’abîmant tumultueusement. Dans le gouffre du temps ! Plus vite ! Plus vite ! » Le cinéma le dit depuis longtemps, fatalement, les femmes seront toujours victorieuses.

Crédit photographique : ©Malavida

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