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Trois films de Téchiné chez Carlotta Films

Publié par - 20 mai 2020

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

L’initiative est fort louable : éditer 3 films d’André Téchiné qui viennent de bénéficier d’une restauration méticuleuse. Ce choix éditorial explique en partie pourquoi Carlotta Films bénéficie d’un crédit auprès de la cinéphilie. Une nouvelle fois donc, avec ces trois films de Téchiné (Souvenirs d’en France, Rendez-vous, Le lieu du crime), l’éditeur ravive quelques émois cinématographiques passés et parfois oubliés. L’intérêt de ce type d’entreprises est multiple et nous nous en sommes déjà fait l’écho ici. Mais, dans le cas présent, la démarche revêt une importance que nous n’avions pas forcément relevée jusqu’ici : confronter des mondes (époques sociales et époques filmiques) séparés par le temps.

Souvenirs d’en France porte, dès son titre, les germes de cette problématique. Souvenirs d’en France est le second long-métrage réalisé par Téchiné. Dans la trame, l'auteur introduit quelques éléments autobiographiques et prend pour décor une province qui évoque celle que n’a cessé de peindre, par exemple, un cinéaste comme Claude Chabrol. Ces affinités thématiques s'inscrivent dans une logique naturelle puisque Téchiné connaît très bien les univers décrits par Chabrol. Lorsque Téchiné, le provincial, débarque à Paris au début des années 1960, la Nouvelle-Vague règne sur le cinéma français. C’est le temps d'un changement cinématographique initié par une bandes de jeunes intellectuels passés par la critique aux Cahiers du Cinéma avant de réaliser des films. Téchiné, lui, passe par l’IDHEC et occupe plusieurs emplois dans l’industrie du film tout en expérimentant la cause critique aux Cahiers. Téchiné réalise son premier long-métrage en 1968 (Paulina s’en va) et adhère déjà à une logique post Nouvelle-Vague. Il creuse à cette occasion une des idées fondamentales introduites par la Nouvelle-Vague : déconstruire les principes d'une narration cinématographique calquée sur un modèle romanesque. Mais c’est avec Souvenirs d’en France que Téchiné trouve un ton, un style qui définira toute son œuvre. L’intention première est relativement simple : questionner la notion de réalisme et s’affranchir d’une dimension naturaliste qui fut pourtant l'un des arguments les plus avancés lorsqu'il fut question, pour les cinéastes de la génération post Nouvelle-Vague, de définir l’identité de l'art cinématographique.

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Pour répondre à cela, dans Souvenirs d’en France, Téchiné opte pour un travail sur l’artifice. Il théâtralise les situations du quotidien d’une famille bourgeoise qui régente une petite ville de province grâce à l’usine qui lui appartient. Des crispations apparaissent lorsque les Pedret, la famille de notables à la tête de l’usine locale, marient leur fils cadet Prosper (Claude Mann) à Régina (Marie-France Pisier), une jeune femme de sa classe sociale. Puis les événements se précipitent lorsque Hector (Michel Auclair) annonce entretenir une relation avec Berthe (Jeanne Moreau), blanchisseuse de son état. Astucieuse et intelligente, Berthe s’impose très vite en leader.

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L’insertion d’éléments autobiographiques dans la dramaturgie répond ici à un double objectif. D’abord, rendre compte d’une perception singulière d’une certaine réalité provinciale. Puis, dans un second temps, inscrire l’histoire personnelle de Téchiné dans une histoire plus vaste, celle de la France. La théâtralisation évoquée plus haut n’est pas anodine et rejoint l’idée de représentation d’un monde auquel on appartient. Il est bien sûr question de proposer, via la caricature, une réflexion critique sur une classe sociale dominante. Il est alors indispensable de contextualiser le propos puisque cela ne constitue pas en soi une nouveauté de nos jours. Mais, en 1975, le monde était bien différent. L’originalité du propos, même s’il n’est pas nouveau non plus, se situe dans le réajustement d’échelle effectué pour témoigner des enjeux de domination entre les individus. La famille devient une parabole sociale où les rapports entre les êtres sont déterminés par la volonté d’exercer, de quelque manière que ce soit, une autorité sur autrui uniquement dans le but de l’asservir, de le soumettre. L’équilibre est bouleversé par une inversion des postures : c’est un personnage féminin qui prendra un ascendant sur l’ensemble d’une famille, donc d’un groupe social, qui affiche dans ses moindres détails les caractéristiques d’une société patriarcale.

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Rendez-vous, réalisé en 1985, est un film plus mature, plus abouti. Le film bénéficie de surcroit de la fraîcheur de jeunes comédiens. Le théâtre, toujours, est au cœur du projet puisque le film suit la trajectoire d’une jeune provinciale, Nina (Juliette Binoche), qui « monte » à Paris pour devenir comédienne de théâtre. Le film joue encore une fois avec les frontières du naturalisme, du réel et de ce qui est artificiel. Lorsque Nina rencontre Quentin (Lambert Wilson), les limites entre fantasme et réalité s’abolissent et le fantomal s’empare de la logique narrative qui vole littéralement en éclats. Le monde qui s’étale sous nos yeux abandonne alors le territoire du théâtral pour se laisser gagner par une logique toute cinématographique. Rendez-vous est un film hanté, donc cinématographique, car il arpente les étendues d’une iconographie qui habite un imaginaire collectif, à coup sûr celui d’une cinéphilie, et celui d’une France qui se rêve plus urbaine, plus cultivée, plus branchée. Le film rejoint alors une certaine idée d’un monde qui se définit uniquement à partir de sa propre représentation. En cela, Rendez-vous assume ses origines temporelles et garde pour toile de fond l’insouciance et le culte du trivial qui caractérisent les années 1980. La futilité des modes n’en est que plus soulignée par la profondeur des sentiments qui se révèlent aux yeux de Nina.

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Le lieu du crime, troisième titre des éditions Carlotta Films consacrées à André Téchiné, est une sorte de conte moderne. Le film décortique les schémas traditionnels de ce type de récits pour mieux les détourner et les transformer. Le lieu du crime n’est d'ailleurs pas qu’un récit initiatique. C’est aussi et avant tout une libération, celle d’une femme coincée par une logique qui ne sied guère à ses aspirations. Le début du film nous permet de suivre les pérégrinations de Thomas, un enfant pré-pubère qui vit avec sa mère qui s’est séparée de son père. Les journées de Thomas sont placées sous le sceau du repli sur soi et d’une forme d’insubordination qui ne colle guère à l’événement qu’il s’apprête à vivre : sa communion. C’est alors que Thomas, au détour d’une de ses escapades dans la nature, rencontre un fugitif, Martin (le loup de notre conte interprété par Wadeck Stanczak) qui lui demande de l’argent afin de poursuivre sa cavale. Thomas s’exécute et tout bascule : le loup, nous le savons agit en meute donc le fugitif n'est pas seul. Martin a pour compagnon un individu violent et déterminé. Lorsque ce dernier s'attaque à Thomas, Martin prend la défense du jeune garçon. Le loup, curieusement, sauve Thomas et entre dans la sphère familiale. En tout cas dans son imagerie. Il en devient partie intégrante lorsqu'il rencontre Lili (Catherine Deneuve), la mère de Thomas. À partir de là, Martin agit alors comme un révélateur.

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Le fugitif, dès son apparition, brise la logique des faux-semblants familiaux. Les postures de chacun volent en éclat et le vernis de l’artifice craque. Le film épouse les contours d’une narration qui se plaît à inverser l’ordre des péripéties du conte. Traditionnellement, dans le conte, une réalité douloureuse est à l’origine de l’émergence du merveilleux qui va permettre de résoudre quelques problématiques identitaires. Le lieu du crime, à l’inverse, s’ouvre en plein merveilleux (le mensonge qui irradie les premières scènes du film est placé sous les feux du théâtre ou d’un cinéma qui assumerait sa propre fabrication) avant d’entrer pleinement dans la réalité pour mieux en souligner toutes les aspérités. Téchiné se révèle plus qu’habile dans cette manipulation de la dramaturgie traditionnelle du conte. Le cinéaste retrouve même, dans un final énigmatique, les territoires abstraits du fabuleux. Le fantastique est bel et bien présent et n'a sans doute jamais délaissé Le lieu du crime puisque, dans le traitement filmique, le réel se métamorphose, contre toute attente, en espace merveilleux et émancipateur. Mais pas forcément comme nous le supposions à l'ouverture du film.

Les compléments proposés ici sont tous dignes d’intérêt. En accompagnement de chacun des trois films, le dialogue qui s’instaure entre Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef des Inrockuptibles, et André Téchiné pousse ce dernier dans certains retranchements qu’il n’avait pas toujours envisagés. Lucide, intransigeant, Téchiné se montre, là encore, habile pour entraîner la discussion sur le terrain de son choix. Épatant.

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Crédits photographiques : Copyright 1975 TIGON FILM DISTRIBUTORS – IMPEX-FILMS. TOUS DROITS RÉSERVÉS et Copyright MK2 Films

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SUPPLÉMENTS :
Souvenirs d'en France
. FANTAISIE ET MAÎTRISE (23 min)
Entretien avec André Téchiné mené par Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef des Inrockuptibles.
. BANDE-ANNONCE 2019

Rendez-vous
. GHOST STORY (20 min – HD)
Entretien avec André Téchiné mené par Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef des Inrockuptibles.
. ENTRETIEN AVEC LAMBERT WILSON (20 min)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE

Le lieu du crime
. SOUVENIRS D’ENFANCE (24 min)
Entretien avec André Téchiné mené par Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef des Inrockuptibles.
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE

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