Rétrospective Widerberg : Le quartier du corbeau, Elvira Madigan et Adalen 31
Publié par Stéphane Charrière - 26 juin 2020
Le travail de cinéaste de Bo Widerberg (il fut également critique de cinéma et écrivain) s’étale sur 32 ans (de 1963 avec Le péché suédois à 1995 et La beauté des choses). Sa filmographie est constituée de 14 longs-métrages (plus un court-métrage) tous représentatifs d’une époque cinématographique guidée par la volonté de rompre avec les logiques de production antérieures. En même temps, paradoxalement, tous les films de Widerberg se distinguent des principes acceptés et adoptés par une nouvelle génération de cinéastes, à laquelle il appartient, regroupée derrière la dénomination de Nouvelle Vague. Les 6 films proposés lors de cette rétrospective programmée par Malavida Films témoignent tous, à leur manière, d’une diversité dans le choix et le traitement des sujets qui permet de mieux jauger quelles furent les influences de la Nouvelle Vague sur le travail de Widerberg mais également de mesurer combien l'auteur n'a eu de cesse d'échapper à l'attraction de ce mouvement cinématographique.
L’œuvre de Bo Widerberg s'accorde donc à certaines intentions propres à la Nouvelle Vague (être en accord avec les moyens de production de son temps, improvisation, liberté du découpage, la forme comme matière principale du film, etc.) pour mieux en transgresser certaines figures devenues par ailleurs, chez d'autres, des dogmes ou des effets de style. À ce titre, en profitant des évolutions techniques, la volonté de filmer le monde dans sa réalité la plus crue est une constante chez Widerberg et le cinéaste rejoint ici les modèles d’expression filmique qui lui étaient contemporains en France, aux USA, en Italie ou au Japon. Chez Widerberg, filmer la rue, le quotidien suédois, les mutations sociétales et projeter dans ces espaces des questionnements intellectuels divers et variés passe avant tout par une description politique du rapport entre l’individu et le monde. Il en résulte quelques schémas qui architecturent l’ensemble de l’œuvre et cela quelles que soient les époques filmées. En premier lieu, la liberté espérée et promise à la jeunesse dans les années 1960 est systématiquement contredite par une dialectique qui oppose l’individu au collectif, le passé au présent ou encore la liberté individuelle à l’influence ostentatoire d’un modèle social qui place son équilibre au-dessus du bien-être individuel.
Sur ce dernier point, la réflexion de Widerberg est sans appel. Le principe de classe sociale est immuable et régit le monde, peu importe l'époque. Il prévaudra toujours. Elvira Madigan se déroule à la fin du XIX ème siècle, en 1889, époque de mutations diverses. Parmi celles-ci, la notion de regard se métamorphose dans les sociétés européennes. L’Impressionnisme, devenu le modèle pictural à suivre, sera très vite remplacé par des avants-gardes artistiques en rupture avec la notion de beauté dans l'art. Plusieurs raisons à cela mais, au regard du médium qui nous intéresse ici, le cinéma, deux événements sont à considérer avec attention : de l’autre côté de l’Atlantique Edison met au point le Kinétoscope qui sera breveté en 1890 et, 5 ans plus tard, les Frères Lumière filmeront avec l'aide du Cinématographe des ouvriers quittant leur usine de Montplaisir à Lyon. En d'autres termes, l'image s'anime et il est désormais possible de capturer et restituer ultérieurement l'essence d'une gestuelle enregistrée dans sa durée réelle d'exécution. Le temps est donc aux changements mais, pour Widerberg, ceux-ci concernent essentiellement les techniques, pas les rapports humains. Elvira Madigan raconte l’histoire d’un amour impossible. Dès l’ouverture du film, le spectateur est averti de l’issue du drame par un carton d'introduction. Ce qui compte ici n’est pas de savoir ce qui s’est passé mais comment et pourquoi cela s’est passé. Le cas étudié dans Elvira Madigan est exemplaire des préoccupations de Widerberg et trouve ses origines dans la réalité historique d’un fait divers : le comte Sixten Sparre, militaire de carrière, s’éprend d’une artiste de cirque, Elvira Madigan. La puissance des sentiments pousse le comte à quitter femme et enfants pour prendre la fuite en compagnie d’Elvira Madigan.
Le cinéaste filme les derniers jours de la fugue alors que la pression sociale s'intensifie sur les deux amants. Ici, le drame devient tragédie lorsque le compagnon d’armes de Sixten Sparre fait remarquer au comte que la principale inconvenance qui résulte de la relation entretenue avec Elvira Madigan n’est pas l'adultère. Ce qui pose problème, c’est la différence de classe sociale. D'après les normes sociales, un comte ne peut décemment s'éprendre d'une saltimbanque. Widerberg, comme il le fera dans ses autres films, exploite les ressources syntaxiques des différentes tailles de plans pour retranscrire les sentiments qui habitent ses personnages, qu'ils soient ou non confrontés à la vindicte collective. Lorsque les amants réussissent à échapper au monde (pique-niques dans la forêt, promenades en barque, Elvira dans ses tentatives désespérées d’échapper aux lourdeurs terrestres avec des exercices d’équilibre sur une corde souple, etc.), les plans sont plus amples. Le plan moyen ou le plan large sont alors le plus souvent utilisés pour décrire ces situations afin de distinguer les personnages de leur environnement tout en les inscrivant dans un contexte plus vaste. Là, l’esthétique choisie interpelle le spectateur. Le film travaille d'ailleurs en ce point bien précis une question fondamentale qui était au cœur de l’Impressionnisme : la perception par l’œil des effets de lumière sur les choses. Il nous faut donc porter un regard "scientiste" sur les images du film pour tenter d'accéder à sa profondeur. D'abord, notons que les plans adoptent une stylistique qui évoque les autochromes Lumière. Si tout semble communier dans les compositions très picturales des Lumière, au contraire, chez Widerberg, tous les éléments constitutifs du cadre entrent en discordance. À commencer par la beauté plastique des plans qui s'altère de manière presque imperceptible. Puisque la lumière évolue naturellement dans la réalité qui nous entoure et que ses effets sont éphémères, les plans harmonieux en apparence sont rapidement remplacés par des images qui nuisent à l'équilibre visuel des cadrages. De la même manière, les plans distanciés sont supplantés, dans le montage, par des plans rapprochés qui traduisent l’inquiétude qui ronge le couple en fuite. La tension est palpable et les interrogations demeurent chez les deux protagonistes : rester libres ou se soumettre au dictat de la société ? Le rapport, dialectique lui-aussi, entre la modernité esthétique et technique du film et la trajectoire des amants est significatif. Ici, Elvira Madigan, comme d'autres films de Bo Widerberg, se rapproche d'une conception du cinéma observée, par exemple, chez Peter Watkins. Dans l’œuvre du cinéaste anglais, la présence naturelle et pourtant anachronique des caméras dans des films tels que Edvard Munch ou La Commune, permettait à Watkins de superposer passé et présent, histoire individuelle et histoire collective pour abolir toute distanciation et ajuster le propos historique au contemporain. Chez Widerberg, dans ce film en particulier, les choix formels trahissent, d'une certaine manière, les influences esthétiques (l'Impressionnisme) qui nourrissent l'univers plastique d'Elvira Madigan pour en faire une fable moderne.
Ce que racontent surtout ces changements d’échelle de plan, c’est l’histoire contrariée d’individus en lutte contre un système qui les asservit. Les personnages de Widerberg sont emprisonnés dans des scénarios inamovibles quels que soient l’époque, le lieu ou le dessein formulé. Dans Le quartier du Corbeau, l’action se déroule en 1936, année d'espoirs populaires, et décrit un espace communautaire qui semble s'organiser en marge du monde. Plusieurs familles résident dans des immeubles à la limite de l’insalubrité bâtis autour d’un terrain vague. Le quartier du Corbeau évoque esthétiquement autant les banlieues italiennes parcourues par le Néo-réalisme que le Mexique de Buñuel dans Los olvidados, titre qui par ailleurs aurait particulièrement bien convenu au film de Widerberg. L’espoir est là, il tenaille la jeunesse et plus particulièrement Anders qui souffre de voir ses parents enfermés dans des addictions (père alcoolique et joueur et mère obnubilée par les tâches ménagères qu’elle doit effectuer pour d’autres). Les êtres cohabitent et traînent avec eux une forme de résignation existentielle. Anders, lui, résiste comme il peut. Anders pense, Anders écrit. Il rédige un texte qui est la description de son quotidien et l’envoie à un éditeur à Stockholm. Il reçoit, contre toute attente, une réponse de l’éditeur qui convie Anders à une rencontre. Anders lit la lettre à ses parents, il se pense écrivain, l’euphorie gagne la famille qui, pour une fois, partage un instant, juste un instant, de bonheur. Il est de courte durée puisque enivrés par la nouvelle, le père, la mère et Anders se retrouvent à se balancer sur un rockingchair et ce qui devait arriver arrive. Le fauteuil cède et les protagonistes sont envoyés à terre.
L’espoir a duré 6 minutes de film. Plus tard, Anders dira que son manuscrit n’est pas une œuvre littéraire mais un cri. Or, comme il l’expliquera à Elsie, sa fiancée, un cri s’entend mais ne peut être compris. Il s’agit bien de donner à comprendre à ceux qui sont étrangers au quartier du Corbeau ce qui caractérise le quotidien de ceux qui vivent dans cet univers sans horizon. Mais la problématique est complexe puisque le monde du quartier du Corbeau, sa logique, sa réalité, ne peuvent être appréhendés par autrui que par l’expérimentation. Il aurait donc fallu que l’éditeur délègue quelqu’un pour venir à la rencontre d’Anders et non l’inverse pour qu’un échange puisse s’établir. Dès son arrivée à Stockholm, Anders est rattrapé par la réalité et sa condition. Lorsqu’il évoquera ultérieurement cette rencontre avec l’employé de l’éditeur, Anders dira avoir finalement pris conscience de ce qui le sépare du monde auquel il s’était adressé avec son livre. L’éditeur cite des noms d’auteurs à Anders pour le mettre sur la voie de ce qu’il doit corriger dans ses écrits pour espérer une publication. Anders n’en connaît aucun. Effet imparable, le constat est accablant et anéanti définitivement tous les espoirs d’Anders. L'autre monde est inaccessible et le restera.
L’incommunicabilité née dans une différence de classe sociale sévit encore dans le cinéma de Widerberg avec Adalen 31, film tiré, lui aussi, d’un fait divers. Anna, la fille du patron, revient passer l’été à Adalen. Elle tombe sous le charme de Kjell, le fils d'un docker en grève. Le jeune couple a pour lui l’insolence du désir et contre lui la réalité qui segmente la société. La rencontre amoureuse d’Anna et de Kjell convoque Éros et, inévitablement, Thanatos. Les corps des deux jeunes gens se connaissent, s’aiment. Mais les promesses initiales sont contrariées par l’évidence de l’eurythmie sociale en vigueur en Suède. À l’insouciance érotique succède la cruauté du réel. Ce qui devient parfaitement tangible pour tout le monde ici, c’est l’infranchissable frontière invisible qui maintient l’ordre social, donc, d’une certaine manière, ce qui relève de l’inéluctable. C’est alors l’œuvre de Thanatos qui régit le film. Le récit comme la mise en scène marquent et soulignent les différences de classe. Tout ce qui pourrait donner l’illusion d’une infime possibilité transgressive des règles et des affects se doit d’être éliminé du paysage filmique.
La quiétude de la campagne, possiblement idyllique, qui entoure Adalen est contrariée par l’usage de plans larges qui « célèbrent » le défilé des dockers grévistes. Les cadrages élaborés par Widerberg sont une parfaite expression de la dialectique évoquée plus haut. Curieusement, les espaces reflètent les extravagances végétales du printemps et, pourtant, semblent désincarnés, dénués de tout souffle vital. Les grévistes qui déambulent dans le décor ne sont que l’expression de la fragilité des êtres au regard d’un monde dont le seul fonctionnement conduit à l’indifférence et à la négation de l’autre. Les dockers semblent frêles, noyés dans un espace imperméable à la condition humaine. Puis, lorsque l’armée tire sur les manifestants, les plans se resserrent. Le trouble ne concerne pas la nature. Les hommes tombent, Thanatos envahit l’espace. En toute logique, la nature idyllique est devenue infernale.
Le modèle suédois vanté ici ou là et peint, entre autres, dès les années 1960 par Bo Widerberg n’est pas exempt de défauts. Il convient donc d’observer et de contextualiser les événements décrits par l'auteur afin de mesurer combien l’extrapolation fictionnelle peut transformer un fait de manière à ce que ce dernier constitue un cas qu’il faut étudier pour en comprendre la portée substantielle. Pour cela, encore faut-il connaître l’histoire même si elle se raconte sous l'angle de la chronique. Donc il faut se souvenir de ce que le monde a été afin de tenter d’enrayer une mécanique destructrice qui participe d’une déshumanisation globale. Grâce aux 6 films du cinéaste proposés par Malavida dans cette rétrospective (Le péché suédois, Le quartier du corbeau, Amour 65, Elvira Madigan, Adalen 31 et Joe Hill) Widerberg s’affirme comme un metteur en scène d’utilité publique à qui nous devrions tous rendre visite pour essayer de mieux comprendre notre monde.
Crédit photographique : ©Malavida Films