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Deux films d'Abbas Kiarostami chez Potemkine Films

Publié par - 21 juillet 2020

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Retardé pour cause de crise sanitaire, le (très attendu) travail éditorial de Potemkine films consacré à l’œuvre d’Abbas Kiarostami, cinéaste phare des années 1990, commence enfin à nous parvenir. L’éditeur propose au public, dans un premier temps, deux titres, Le goût de la cerise et Le vent nous emportera, qui comptent parmi les films les plus aboutis du cinéaste. Les deux œuvres se suivent chronologiquement dans la filmographie de l’auteur et présentent nombre de caractéristiques communes et représentatives des questionnements de Kiarostami.

Découvrir aujourd’hui l’œuvre de Kiarostami nécessite un état d’esprit singulier. Il faut déjà accepter d’être déstabilisé par un cinéma qui ne répond jamais à nos attentes premières. Chez Kiarostami, qui plus est avec cette période filmique initiée par Le goût de la cerise et Le vent nous emportera, le spectateur n’est jamais submergé par une émotion qui peut éventuellement le conduire, une fois épuisé le spectre d’affects parcourus par l’œuvre, vers des considérations plus cérébrales. C’est l’inverse qui se produit. C’est-à-dire que c’est la puissance, la profondeur ou la beauté de la pensée qui fait naître le sentiment. Le goût de la cerise et Le vent nous emportera respectent des schémas formels et dramaturgiques qui peuvent se résumer par les étapes suivantes : d'abord le spectateur est invité à observer la construction du film puis, dans un second temps, le public est convié à réfléchir sur le dispositif formel adopté par l’auteur avant, pour finir, d’éprouver une émotion qui découle de la réflexion intellectuelle instaurée par les deux premières étapes. Le cinéma de Kiarostami est un cinéma du contre-pied.

C’est d’ailleurs ce qui peut se vérifier dans certaines séquences emblématiques des deux films édités par Potemkine Films. Les territoires arpentés par Le goût de la cerise et par Le vent nous emportera relèvent à la fois de quelques méditations existentialistes (reconnecter l’homme à ce qui est essentiel afin qu’il puisse répondre à deux questions étroitement imbriquées et interdépendantes : qui est-il ? et qu’est-il au regard du monde ?) et, en même temps, de réflexions portées sur la nature du travail cinématographique de Kiarostami (initiation du regard des personnages mais également de celui des spectateurs).

Splitscreen-review Image de l'édition DVD/Blu-ray de Le goût de la cerise de Abbas Kiarostami

 

Ces questions se concrétisent à partir d’un matériau de base qui est le réel. Ce qui se vérifie avec ces deux films, c’est que le réel, phénomène perçu comme le réceptacle des interrogations énoncées plus haut, soumet le film à une temporalité particulière (la durée des mouvements d’animaux non dressés par exemple) dont la logique rythmique sera malgré tout modifiée par la présence du regard démiurgique posé sur ce réel par Kiarostami (enregistrement ou non des mouvements d’animaux). Si nous revenons aux questions existentialistes formulées en amont, elles se déploient justement dans cette problématique du temporel. Le cinéma de Kiarostami s’inscrit dans une logique de l’éphémère puisque ses films se conjuguent toujours au présent.

Ce choix répond à un postulat bien particulier, celui de la conscience du temps puisque celle-ci, lorsqu’elle est assujettie au temps présent, est également liée à la conscience d’être dans le monde, à l’être-là. Comme l’expliquait Merleau-Ponty, la conscience du temps structure l’essence de chaque être humain puisque la connaissance de soi est conditionnée par une expérience interne du temps. Ce principe, chez Kiarostami, se matérialise par la superposition de strates filmiques qui s’étendent du premier plan à l’arrière-plan. Ainsi l’espace fictionnel côtoie un espace qui abrite une réalité extérieure au film. Dans Le vent nous emportera, par exemple, le jeu, l’action dramaturgique, ce qui constitue donc le premier plan, s’adaptent à un monde, l’arrière-plan, qui fait fi, en apparence, de la mécanique filmique mise en place par Kiarostami. Les acteurs interprètent une composition dans un espace qui est à la fois une scène, un plateau de tournage et un village où la vie suit son cours. In fine, la cohabitation de ces strates de représentations souligne la présence d’une machinerie qui contraint le spectateur à considérer avec lucidité l’omniprésence de la mise en scène. Le monde, chez Kiarostami, existe en dehors du cadre. Nous pourrions même dire que le monde existe sans le cadre filmique.

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Le présent, c’est aussi la temporalité de la perte, de la finitude et de la postérité. Travailler cette question du présent par l’outil cinématographique qui tient justement sa singularité dans son aptitude à capturer la durée et à restituer ultérieurement cette captation souligne l’attachement de Kiarostami à une conception dialectique de tout acte créatif qui s’inscrit dans une certaine tradition artistique iranienne. Un héritage qui consiste à inviter le spectateur à naviguer entre des concepts en apparence contraires et qui, au bout du compte, se révèlent complémentaires (réel/fiction, écrit/image, littéral/figuré, etc.) afin d’instaurer comme finalité artistique la juxtaposition de différents espaces de représentations supposés s’adresser à l’intellect du spectateur.

La question existentialiste qui est le cœur narratif des deux films s’incarne à travers le besoin conscient, chez les personnages, de s’intégrer au paysage, de ne faire qu’un avec la nature pour se reconnecter au monde. Dans cette logique, là encore, se confirme la dialectique artistique énoncée plus haut puisque les personnages de Kiarostami (la strate fictionnelle) tentent, pour répondre aux questionnements existentialistes formulés au début de notre propos, de s’associer à une eurythmie qui englobe les champs fictionnels (principes cinétiques, compositions picturales et jeu) et réalistes (la vie du village et le monde animal ou alors le bruissement de la ville).

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Dans les deux films, un autre dispositif filmique qui cristallise les réflexions formelles du cinéaste est omniprésent, la voiture. La présence d’automobiles inclue automatiquement un questionnement sur la nature même du cinéma. La voiture est mouvement, la voiture ouvre sur le monde, elle est à la fois objet de spéculation projective et, en même temps, elle garantit une déambulation de l’intime (ce qui se joue à l’intérieur du véhicule) dans la sphère collective (l’extérieur du véhicule observé depuis celui-ci). La voiture, qualité plus courante, est aussi, comme la caméra, un moyen de transformer le monde en le réduisant (ce qui est visible depuis les vitres du véhicule) ou, au contraire, de l’agrandir (les possibilités de déplacements et d’abolition des distances donc du temps). À ce titre, nous noterons une différence dans l’utilisation des possibilités visuelles offertes par un véhicule dans les deux films. Dans Le goût de la cerise, la voiture est ouverte sur le monde pour faire de la dialectique intérieur/extérieur le motif central de la réalisation (fenêtres ouvertes pour dialoguer avec les passants et interlocuteurs embarqués après avoir été abordés dans l’espace communautaire). La voiture rassemble, réunit, elle est un point de jonction, la confluence des deux concepts distincts et pourtant indissociables. Elle circonscrit et définit un monde, l’Iran de la fin du XXème siècle. À l’inverse, dans Le vent nous emportera, la voiture traduit l'isolement du personnage principal. Nous ne verrons jamais l'intérieur du véhicule. La séquence d'ouverture est explicite. Des plans d'ensemble distingue le véhicule du décor dans lequel il se déplace. Le cinéaste souligne l'incongruité de la présence du mécanique dans le naturel de deux manières. D'abord, visuellement, la voiture détruit l'harmonie qui se dégage du paysage. En soulevant de la poussière (nuisance optique) et produisant des sonorités inhabituelles (bruit de moteur et déplacement du véhicule sur les routes), le cinéaste souligne une évidente inadéquation entre l'objet regardé et le lieu qui sert de décor à l'observation. Une autre contradiction née du rapport image/son révèle ce qui distingue les passagers de la voiture du monde dans lequel ils ont pénétré. La séquence d'ouverture se construit autour d'une sémantique simple : une suite de panoramiques horizontaux suivent à distance (plans généraux) la progression d'une automobile dans un décor somptueux. La voiture nuit, nous l'avons évoqué, à la beauté et à la sérénité du paysage. Kiarostami fait le choix du panoramique horizontal pour décrire la situation. Il y en a d'ailleurs plusieurs qui s'enchaînent. Ainsi, le cinéaste force le spectateur à observer un espace filmique pour s’en faire une idée. Il introduit d'emblée une suite de procédés qui agissent sur la cérébralité du spectateur en introduisant une réflexion liée à la cosmogonie (se situer dans l’espace ou mesurer de manière symbolique l’étendue d’un obstacle moral ou non à franchir). La question existentielle première est donc posée : où sont ces personnages et pourquoi ne semblent-ils pas s'accorder avec l'espace dans lequel ils évoluent ? Cette sensation de discordance entre les personnages et le décor s'insinue dans les pensées du spectateur par l'intermédiaire de la dichotomie image/son. Nous sommes à une distance respectable et pourtant nous entendons la discussion qui anime les personnages qui sont à bord de la voiture, ce qui, physiquement, est impossible dans le monde tangible. Puisque nous ne voyons pas les personnages, nous les écoutons avec attention. Au cœur de la discussion, un motif domine, trouver son chemin. Autrement dit, savoir se situer dans le monde. Nos deux questions initiales prennent corps : le "que suis-je ?" s'accompagne du "qui suis-je ?". Le phénomène d'identification propre à l'image animée invite alors le spectateur à s'interroger autant sur les mystérieux personnages du film que sur lui-même.

Splitscreen-review Image de l'édition DVD/Blu-ray de Le vent nous emportera de Abbas Kiarostami

 

Cette brève introduction au cinéma d'Abbas Kiarostami ne saurait rendre compte avec justesse du talent de cet immense artiste. Les superbes éditions proposées par Potemkine Films magnifient des films à l'infinie richesse par le biais de la restauration Haute Définition. À l'heure des nouveaux chemins d'accès aux images, nous devrions tous voir un film de Kiarostami pour mesurer combien nos regards sont désormais formatés. Lorsque nous regardons combien de cinéastes iraniens sont aujourd'hui produits par les nouveaux maîtres de la diffusion de l'image, les dirigeants de plateformes de visionnage, nous ne pouvons que nous féliciter d'avoir connu un temps où elles n'existaient pas. D'avoir connu un temps où des producteurs avaient une vision du cinéma qui n'était pas dictée par le seul souci du nombre et de la consommation. D'avoir connu un temps où le cinéma permettait aux artistes de tous horizons de s'exprimer. Il faut donc louer l'attitude de Potemkine Films. L'éditeur s’inscrit, par ce travail autour de Kiarostami, dans le prolongement de ce qui avait motivé certains producteurs, y compris français, à s'investir dans l'aide à la création et dans la distribution d’œuvres aussi précieuses que celle de Kiarostami.

Ajoutons que les copies présentées ici sont absolument superbes. Nous envions presque les cinéphiles qui découvriront Kiarostami par l'intermédiaire de ce travail éditorial. D'autant que tous les compléments sont dignes du plus grand intérêt. Sur Le goût de la cerise, l'intervention de Jean-Michel Frodon à propos de l’œuvre du cinéaste est remarquable de concision et de pertinence. Toujours autour du même film, deux documents exceptionnels complètent l'édition : Sohanak, un film réalisé par Bahman Kiarostami qui est une conversation entre Abbas Kiarostami et son fils alors qu'ils effectuent des repérages pour les besoins du film et Projet qui a des allures de making-of du film.

Sur Le vent nous emportera, les compléments sont moins surprenants (mais tout aussi passionnants) puisqu'ils reprennent ceux qui figuraient dans l'édition DVD parue à l'aube des années 2000. Nous trouvons donc La leçon de cinéma d'Abbas Kiarostami pendant laquelle le cinéaste revient sur quelques scènes en expliquant son travail et ses intentions et un document enthousiasmant réalisé par Yuji Mohara qui s'intitule A week with Kiarostami. La nouveauté par rapport à la précédente édition de Le vent nous emportera, c'est la présence du témoignage d'Agnès Devictor, maître de conférences et analyste de l'image filmée en République islamique d'Iran, qui nous fait profiter de l'étendue de ses connaissances interdisciplinaires pour mieux encore pénétrer l’œuvre d'Abbas Kiarostami. Nous sommes déjà impatients de découvrir ce qui fera suite à ces éditions indispensables.

Crédit photographique : Potemkine Films

 

Splitscreen-review Image de l'édition DVD/Blu-ray de Le goût de la cerise de Abbas Kiarostami

Suppléments :
Le goût de la cerise :
Le film vu par Jean-Michel Frodon (25')
Documentaires réalisés par Bahman Kiarostami (exclusivité Blu-ray) :
- "Sohanak" : conversation entre Abbas Kiarostami et son fils en voiture lors des repérages pour le film (59')
- "Projet" : making of du film (44')

Le vent nous emportera :
Le film vu par Agnès Devictor (24')
La leçon de cinéma d'Abbas Kiarostami (exclusivité Blu-ray, 52')
"A week with Kiarostami" de Yuji Mohara : journal filmé du tournage (exclusivité Blu-ray, 90')

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