Splitscreen-review Image de Adolescentes de Sébastien Lifshitz

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Adolescentes

Publié par - 10 septembre 2020

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Adolescentes, le nouveau film de Sébastien Lifshitz, vient en apparence, et en apparence seulement, s’ajouter à la liste de documents filmés qui ont fleuri ces dernières années à la télévision avec pour ambition de dessiner le portrait de générations d’individus nés à la fin du XXème siècle ou au début du XXIème. Adolescentes pourrait être un document de plus avec cependant quelques qualités non négligeables (la singularité des adolescentes choisies et leur lieu de résidence) et qui soulèverait quelques questions de société pour les étendre à l'échelle du territoire (dresser le portrait d’une adolescence qui diffère de celle habituellement approchée dans les reportages, celle des grandes villes ou des banlieues). Mais le travail de Sébastien Lifshitz est tout autre. Ce qui classe Adolescentes dans un autre registre, c’est le point de vue cinématographique qui anime et motive le film.

Cette distinction qui singularise Adolescentes se vérifie déjà à travers l'une des différences majeures qui existe entre la télévision et le cinéma à savoir le traitement du temps. La télévision et ce qu’elle produit de mieux dans sa volonté de coller au réel (sans vouloir généraliser), le reportage, est systématiquement tributaire de la durée. Pour être plus précis, à l'évidence, le reportage télévisuel est assujetti à une actualité de plus en plus éphémère au regard de l’usage excessif d’une diffusion d’images et de propos relayés sur et par les réseaux sociaux. La télévision, du fait de ses caractéristiques, est victime de la recherche permanente d'une authenticité (ce n’est pas nouveau) immédiate (ça l’est un peu plus). Sébastien Lifshitz est un cinéaste mû par une démarche qui le conduit à mettre en place des dispositifs filmiques (cf Les invisibles, Les vies de Thérèse, etc.) qui captent le passage du temps autant que les actes qui se développent dans l'espace temps enregistré. Et ici, dans Adolescentes, avec le sujet du film, le temps est un allié.

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Le principe cinématographique adopté dans Adolescentes est simple sans pour autant restreindre l'audace narrative et formelle de l’œuvre. Il s’agit dans Adolescentes de suivre le parcours de deux jeunes filles, Emma et Anaïs, sur cinq années de leurs vies depuis leurs 13 ans jusqu’à leur majorité. Cinq années qui correspondent au stade de développement intermédiaire qui verra Emma et Anaïs vivre plusieurs métamorphoses de l'enfance à l'adulte en passant par l'adolescence. Le film débute au moment où les deux jeunes filles se situent à un âge charnière. C’est la fin de l’enfance, la fin de l’innocence, le moment où le regard des autres prend une autre importance, le moment où il faut s'affirmer ou concéder aux commandements des adultes et/ou du groupe auquel on appartient. C’est le moment où il faut se définir identitairement, socialement et où le moindre événement extérieur devient la source potentielle de perturbations intérieures.

Le principe de filmage s'organise à partir de sessions de captation de quelques jours réparties sur 5 années de réalisation. Ces journées de tournage répondent à des logiques qui visent à retranscrire des moments apparentés à des rites de passage traditionnels, à des événements planifiés (anniversaires, réunions, spectacles, etc.), à des jours, tout aussi indispensables dans la concrétisation de soi, où l’ennui devient une expérience initiatique, à des moments d’infortune personnelle et puis à des moments où le chaos du monde se répercute sur l’intimité d’Emma et d'Anaïs (les attentats de 2015).

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Dès lors que l’on décide de suivre et de filmer deux adolescentes, période où l’image que l’on a de soi et celle que l’on renvoie aux autres est primordiale, qui plus est aujourd’hui où tout est image, il faut surmonter quelques défis techniques et intentionnels. Le premier de ceux-ci, et non des moindres, consiste à concevoir le fait que toute présence d’un tiers muni d’une caméra dans des espaces intimes va inévitablement interférer avec la réalité. Sébastien Lifshitz, en remarquable documentariste, a su attendre qu’Anaïs et Emma cessent d'être en représentation pour redevenir elles-mêmes. Le spectateur a très vite la sensation qu’Emma et Anaïs ne jouent pas devant la caméra mais jouent avec la caméra. Comme en atteste le montage, remarquable, de Tina Baz, la vie ne se limite pas au cadre du film, il y a un avant ce qui nous est montré et il y aura aussi un après. Emma et Anaïs existent en dehors du cadre et du temps filmiques, ce qui n'est pas nouveau, mais l'une des grandes réussites de Sébastien Lifshitz et de Tina Baz est de nous donner l'illusion (à moins que cela ne se soit réellement passé ainsi ?) que le film traduit également une réalité implicite. C'est-à-dire que ce que nous observons dans le film semble se dérouler avec un naturel qui fait abstraction de la présence de la caméra.

Le point de vue cinématographique de Sébastien Lifshitz fait merveille au-delà de la simple considération de la durée juste. L’une des grandes problématiques formelles à résoudre dans un documentaire de ce type concerne la figuration de l’intimité. Surtout lorsqu’il s’agit d'adolescentes. Il faut choisir la bonne distance, le regard approprié, ne pas se tromper pour ne pas trahir. Ici, les décisions prises par le cinéaste rejoignent la question de la représentation évoquée plus tôt. Au fil du temps et du film, la caméra évolue dans sa manière d'enregistrer ce qui singularise l’adolescence d'Emma et d’Anaïs. D’abord à distance, la caméra se rapproche petit à petit. Elle se fait confidente. Elle entre dans l’espace intime des deux jeunes filles avec naturel. Au fil du temps, la caméra n’est plus seulement un élément technique intégré à un dispositif mais elle devient un prolongement des pensées des jeunes filles. Le choix de les filmer caméra sur l’épaule participe d’une entreprise étonnante : la caméra, puisqu'elle traduit ainsi les inquiétudes intérieures des jeunes filles, va se faire l’alliée des adolescentes jusqu’à devenir un vecteur de communication interne aux familles. Dès lors, Adolescentes peut aussi se voir comme un film sur les rapports intergénérationnels dans la société française.

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Adolescentes pose également d'autres questions fondamentales qui sont à la fois ce qui singularise cet âge dit ingrat et, en même temps, qui rejoignent ce qui définit notre société. Le film se clôt après le passage du baccalauréat et laisse en suspens le domaine des possibles : qu’avons-nous fait ? que sommes-nous devenues ? quel futur se profile à l’horizon ? Les inquiétudes changent, d’autres tourments naissent ou vont apparaître. À travers la notion de passage (temporel ou autre), Sébastien Lifshitz réussit à filmer différentes phases d'une construction identitaire, des renoncements, des acceptations. Pour satisfaire à la condition d'adulte qu'elles se doivent désormais d'endosser, Emma et Anaïs ont su se fier, par nécessité sans doute, à Sébastien Lifshitz, ce tiers extérieur muni d'outils qui vont leur permettre d'atteindre ce nouvel état de leur évolution physique et psychique pour rompre avec les doutes et les inquiétudes qui les ont accompagnées tout au long de leur adolescence. Sébastien Lifshitz n'a donc pas été qu'un témoin de cette métamorphose, il fut également un contributeur, un passeur.

 

Crédit photographique : ©Sébastien Lifschitz - AGAT FILMS & CIE – ARTE France Cinéma – LES PRODUCTIONS CHAOCORP, 2019

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