Splitscreen-review Image de l'édition Blu-ray de la trilogie de Koker de Abbas Kiarostami édité par Potemkine Films

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Coffret trilogie de Koker - Potemkine Films

Publié par - 6 octobre 2020

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Potemkine Films poursuit le travail éditorial, remarquable, consacré à Abbas Kiarostami qui fut initié au début de l’été 2020 par la sortie en DVD et Blu-ray de deux films : Le goût de la cerise et Le vent nous emportera. L’édition qui nous intéresse ici réunit dans un coffret trois films qui constituent ce que la critique internationale a dénommé La trilogie de Koker. Le premier des trois films, dans l’ordre chronologique des réalisations, Où est la maison de mon ami ? est le film avec lequel Kiarostami s’est forgé la réputation de cinéaste majeur après une projection enthousiaste au Festival de Locarno en 1989. Suivront donc deux films pour compléter cette trilogie : Et la vie continue… en 1991 et, pour finir, Au travers des oliviers réalisé, lui, en 1994.

La dénomination « trilogie de Koker » s’est imposée aux critiques internationaux pour évoquer ces trois films qui ont pour dénominateur commun le village de Koker situé au nord de l’Iran et qui fut dévasté le 21 juin 1990 par un tremblement de terre. La trilogie en question n'était en rien planifiée et elle fut improvisée après la tragédie. Si narrativement il est possible de trouver des points de convergence, formellement, Où est la maison de mon ami ?, tourné en 1987, diffère des deux films suivants qui sont postérieurs au tremblement de terre. Et la vie continue… et Au travers des oliviers initient, eux, un nouveau cycle dans la carrière du cinéaste et posent les bases d’une réflexion sur la nature profonde de l’art cinématographique qui traverse toute l’œuvre de Kiarostami.

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Où est la maison de mon ami ? d'Abbas Kiarostami

Où est la maison de mon ami ? est raccord avec les premiers travaux artistiques de Kiarostami. Le film regarde et observe l’enfance. Plus précisément, le film est une sorte d’étude sur le comportement d’un enfant contraint à des choix conditionnés d'un côté par une morale qui ne lui appartient pas et, par ailleurs, par ses sentiments et sa propre vision du monde. L’initiation vécue et l’issue de l’épreuve qu’il doit surmonter (choisir entre aider un ami ou respecter les interdits fixés par sa mère et son grand-père) perturbent le schéma de mise en scène envisagé jusqu'à le métamorphoser. Plus le film avance, plus le cadre filmique accepte de se laisser envahir par le désordre inévitable d’un monde totalement étranger aux impératifs d’une production de film. L’amateurisme des protagonistes est moins canalisé, la vie des villageois s’accommode de la machinerie filmique qui s’est invitée dans la réalité quotidienne de ce monde. L’enfant, dans sa prise de décision, parfois très rapide au fur et à mesure du film, indique que tout formatage ne peut détruire l’humain dans sa spécificité et ses caractères profonds.

Mais il ne faudrait pas réduire le film à une confrontation entre une schéma fictionnel imposé aux personnages par Kiarostami et la réalité qui ordonne le quotidien des protagonistes en dehors du tournage. Dès le départ, Kiarostami acte que la présence de la caméra bouleverse le comportement des individus qui sont sujets à des impératifs fort éloignés de la réalisation de ce film. Où est la maison de mon ami ? s’ouvre sur un plan fixe, celui d’une porte close. Nous ne voyons qu’une partie de cette porte. Le générique défile alors que nous entendons des enfants s’amuser ou en tous cas crier. Soudain, un homme entre dans le cadre et ouvre la porte. Le cinéma de Kiarostami propulse alors le spectateur dans un univers qui apporte toutes les réponses aux éventuelles questions que l’observateur a pu se poser. Nous découvrons ainsi la provenance du chahut entendu pendant le générique et nous en comprenons la raison : nous entrons dans une salle de classe et le retard de l’instituteur a octroyé aux enfants présents un moment de liberté avant que ne débute la journée d'école.

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Où est la maison de mon ami ? d'Abbas Kiarostami

Le film isole quelques visages et désigne les enfants qui vont intéresser la fiction que le cinéaste nous promet. Mais le film est plus que cela. Les gros plans ou les plans rapprochés qui nous permettent de nous indiquer quels enfants sont à suivre et à observer témoignent également d’une forme de naturalisme qui n’a rien à envier au documentaire. Kiarostami situe alors son film dans une logique qui affiche quelques filiations esthétiques et intentionnelles chères au Néoréalisme : construire un récit fictionnel qui ne peut dissimuler la nature de la réalité qui en permet l’éclosion. Se pose alors une question fondamentale que le spectateur matérialise très vite : comment interagir avec ce réel sans pour autant trahir les particularités du monde dans lequel la fiction s’inscrit ? La première réponse apportée par le cinéaste apparaît dans la suite de cette séquence d’ouverture. Le maître, après avoir réprimandé les enfants, vérifie le travail demandé au préalable et effectué logiquement par les élèves selon une procédure qu’il a fixée. Arrive le moment où l’un des enfants, pour les besoins de la fiction, présente un travail qui ne respecte pas les modalités d’exécution définies par l’instituteur. Ici, se joue quelque chose de fantastique et de cruel. Un stratagème a été mis en place pour obtenir les pleurs de l’enfant sévèrement grondé par le maître d’école. Lorsque les larmes et le chagrin gagnent l’élève, le spectateur est décontenancé : le processus filmique qui ne cachait rien de l’absence de professionnalisme des protagonistes vole en éclats. Comment un comédien non professionnel, qui plus est un enfant d’une dizaine d’années, peut-il répondre aussi promptement à une demande de mise en scène aussi complexe que l’apparition des larmes ?

Où est la maison de mon ami ? ne cesse d’évoluer dans cette zone inconfortable qui ne laisse jamais aucun répit au spectateur. Une interaction aux connotations intellectuelles s’est instaurée et ne se dissipera jamais tout au long de la lecture du film et même après. Ici, Kiarostami trouve une faille dans le dispositif ordonnancé d’un tournage de film pour arriver à la question essentielle qui traverse tout son cinéma que nous avons évoqué plus haut et qui peut se résumer par une interrogation sur la nature d’une fiction cinématographique. Aussi, l'enfant qui tient le rôle principal et Abbas Kiarostami cheminent parallèlement en suivant des principes qui correspondent en quelques points fondamentaux. Tous les deux ont à choisir entre le respect d'un cadre fixé par une logique collective ou bien agir selon ce qu'ils estiment le mieux s'accorder avec ce que dicte leur morale et les sentiments qui les gagnent. Apparaît alors une double figure de la transgression. Celle du comédien occasionnel et du cinéaste qui injectent tous deux de l'humain là où des principes régissent mécaniquement les comportements de chacun.

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Et la vie continue... d'Abbas Kiarostami

Et la vie continue... second opus de la trilogie de Koker, est né d'un constat pour le moins paradoxal effectué par Kiarostami. Trois jours après le tremblement de terre de juin 1990 qui touche la région du nord de l'Iran qui fut le théâtre de Où est la maison de mon ami ?, Kiarostami, inquiet pour la survie des personnes qu'il a croisées pour les besoins du tournage, décide de se rendre sur place. Une fois arrivé sur les lieux de la tragédie, Kiarostami avoue avoir été troublé par la sérénité et la quiétude de la nature qui demeurait sourde à la catastrophe et aux multiples drames qui se jouaient ici. Une fois revenu à Téhéran, cette pensée ne quitte plus Kiarostami et, 5 mois plus tard, débute le tournage de ce qui allait devenir Et la vie continue...

Le simple fait que le film ne verse jamais dans un sentimentalisme mélodramatique conditionné par le spectre d’émotions liées à de larmoyantes retrouvailles est en soi riche de sens. C’est que l’objet intentionnel est tout autre. Il se situe dans une logique initiée par Où est la maison de mon ami ?. Le premier film de la trilogie n’a pas pour sujet un enfant en particulier mais l’enfance en général. Aussi, Et la vie continue… se construit sur un prétexte narratif (retrouver les enfants qui se sont prêtés au jeu du précédent film) qui au fil des scènes se transforme en hymne à la vie. Le sujet n'est pas la catastrophe mais comment la vie se réinstalle après un désastre comme celui vécu dans cette région d'Iran.

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Et la vie continue... d'Abbas Kiarostami

Mais ce qui est au cœur des enjeux du film excède les qualités indéniables de l’approche scénaristique du sujet. Et la vie continue… est un film sur le cinéma. Le lien entre contenu et forme se tisse naturellement par la désignation d’un personnage principal qui est un réalisateur de films. Le cinéaste de la fiction reproduit le voyage effectué réellement par Kiarostami lui-même 3 jours après le tremblement de terre de 1990 pour retrouver les enfants qui avaient joué dans Où est la maison de mon ami ?.

Ainsi, tout concourt à imager le processus de captation d’images constitutif de l’acte cinématographique. Avec Et la vie continue…, la voiture, qui plus est parce que celle qui est empruntée par le comédien principal du film appartenait à Kiarostami, devient un véritable dispositif filmique qui cristallise toutes les questions soulevées par le cinéma de Kiarostami. La voiture est utilisée ici comme une véritable chambre obscure où se révèlent les intentions du cinéaste. Par superposition ou adjonction, les images du paysage humain ou topographique perçues depuis l’habitacle s'imposent à notre regard. La voiture, comme les comédiens, est un support qui autorise la cohabitation de concepts contraires comme le réel et la fiction, la vérité et le mensonge, le citadin et le contadin, le cinéaste Kiarostami et l’homme Kiarostami.

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Et la vie continue... d'Abbas Kiarostami

Au travers des oliviers, dernier film de la trilogie, pousse la logique de représentation de la création cinématographique encore plus loin. La fiction proposée ici vient se greffer sur la précédente. Un autre acteur joue le rôle de Kiarostami dirigeant les comédiens de Et la vie continue... et notamment le comédien censé déjà interpréter Kiarostami. Des plans troublent notre perception du film. Citons le plan où Kiarostami se substitue au comédien/cinéaste de Au travers des oliviers pour réellement apparaître et finalement assumer son propre rôle. Tout est spectacle ? Tout est représentation ? Même le théâtre de la mise en place technique du film ? Oui. De la même manière dans Au travers des oliviers apparaissent quelques plans déjà vus dans Et la vie continue... Le propos se met en place et dessine une figure improbable qui réunit des univers en apparence distincts comme le sont le réel et l'imaginaire. Mais l'un existe t-il sans l'autre ? En réponse à cela, nous l'évoquions dans notre article sur les précédentes éditions Potemkine consacrées au Goût de la cerise et Le vent nous emportera, le cinéma de Kiarostami s'inscrit dans la continuité d'un passé artistique pictural qui repose sur une forme articulée autour de deux langages différents et complémentaires, l'image et le texte. Dans la tradition persane, le littéral convoque l'image, le figuré, pour introduire avec plus d'évidence des notions que les lettres peinent à exprimer de manière explicite. Ce postulat, chez Kiarostami, se traduit par la cohabitation du réel avec l'imaginaire ou, d'une manière plus formelle, par la cohabitation du principe de reconstitution avec celui de la représentation.

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Au travers des oliviers d'Abbas Kiarostami

Dans Au travers des oliviers, le concept pictural perse s'adapte à la spécificité du cinéma. Ainsi, les strates temporelles qui définissent logiquement le champ représentatif se confondent. Au travers des oliviers est un film conjugué au présent qui évoque le tournage d'un film antérieur. Le film invente une nouvelle temporalité puisqu'il se décline dans le présent actuel (tournage d'Au travers des oliviers) qui absorbe le passé lointain et achevé (tournage de Et la vie continue...) pour en faire une action qui s'éternise et qui vient à coexister avec le présent filmique. C'est ainsi, par l'atemporalité donc, que le cinéma de Kiarostami s'inscrit dans la modernité. En jouant d'apories successives nées dans la mixité d'éléments contradictoires tels que les différences de temporalités réunies par l'image, Kiarostami sollicite l'imaginaire et, mieux encore, l'intelligence du spectateur invité à résoudre les problématiques soulevées par sa mise en scène. Rares sont les cinéastes qui ont foi dans le cinéma à ce point. Rien que pour cela, Kiarostami est incontournable, indispensable. Tout comme cette édition de La trilogie de Koker.

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Au travers des oliviers d'Abbas Kiarostami

Potemkine Films a une nouvelle fois effectué un travail éditorial exemplaire. Les compléments abondent. Tous sont précieux. Les regards portés par Alain Bergala sur chacun des films ont le mérite de parcourir quelques points essentiels de l’œuvre et des œuvres présentes dans le coffret. La manière et le propos sont au diapason du film. Une forme d'humilité irrigue chaque parole prononcée par Alain Bergala. L'exercice analytique et le résultat de celui-ci pratiqués ainsi célèbrent une des fonctions premières de la critique : transmettre.

Les documents qui accompagnent les films sont formidables : les commentaires de Kiarostami témoignent de son exigence et de sa maîtrise, le documentaire de Mehdi Shadizadeh nous en dit long sur l'importance de Kiarostami dans le paysage intellectuel iranien et Vérités et songes de Jean-Pierre Limosin nous propose une immersion dans les méthodes de travail de Kiarostami, etc.

Mais qu'attendez-vous donc pour vous procurer tout ceci ?

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Au travers des oliviers d'Abbas Kiarostami

Crédit photographique : Copyright Kanoon / MK2 / PotemkineFilms

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Suppléments :

Où est la maison de mon ami ?
. Le film vu par Alain Bergala
. Répétition et variation dans la trilogie de Koker
. Séquences du film commentées par Abbas Kiarostami

Et la vie continue...
. Le film vu par Alain Bergala
. Entretien avec Ahmed Kiarostami
. Avec le vent, documentaire de Mehdi Shadizadeh - 2019

Au travers des oliviers
. Le film vu par Alain Bergala (inédit)
. Les coulisses du tournage
. Entretien avec Abbas Kiarostami
. Vérités et songes de Jean-Pierre Limosin - 1994, collection Cinéma de notre temps (inédit)

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