Splitscreen-review Image des Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao Hsien

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Les Fleurs de Shanghai - Carlotta Films

Publié par - 14 octobre 2020

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Carlotta films enrichit sa collection Éditions Prestige Limitée avec un titre de choix : Les fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-hsien. Réalisé en 1998, Les fleurs de Shanghai déroge quelque peu aux principes habituels du cinéma de Hou Hsiao-hsien qui peuvent se résumer par une interpolation de l’histoire individuelle compliquée de l’auteur à celle d’une collectivité qui, dans son développement, est en grande partie à l’origine de la complexité de l'histoire du cinéaste. Les Fleurs de Shanghai est une peinture sociale qui, paradoxalement, bien que se situant en Chine continentale, explore la condition humaine selon quelques principes chers à des cinéastes japonais tels que Ozu (mesurer les infimes variations sur les visages et les gestes pour comprendre la profondeur de la mélancolie qui s’empare des personnages) ou Mizoguchi (explorer les dysfonctionnements d’une société par le sort réservé à la condition féminine).

Le film s’inscrit dans la tradition chinoise des récits d’histoires d’amour contrariées. Un fonctionnaire, Wang (Tony Leung Chiu-wai), visite régulièrement une maison close où il fréquente Rubis (Michiko Hada). Mais il est également le client régulier d’une autre prostituée qui séjourne dans une autre maison close, Jasmin (Wei Hsiao-hui). Consciente de cette situation, Rubis accepte un autre client et ainsi, sans le savoir dans un premier temps, provoque une fêlure dans la relation qu’elle entretenait avec Wang. Les deux amants en souffriront bien au-delà de ce qu’ils auraient pu imaginer et devront vivre avec cette sourde mélancolie sans jamais pouvoir s’en libérer.

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Cette introduction, certes sommaire, à l’œuvre soulève en soi la question principale du film. Les réflexions du cinéaste convergent toutes vers une intention précise : représenter le sentiment individuel à partir de la peinture d’un monde où toute extériorisation du ressenti est perçue comme un aveu de faiblesse. Pour répondre à ce postulat de départ, Hou Hsiao-hsien concentre sa mise en scène sur des figures stylistiques qui lui sont familières : surcadrages, plans-séquences, mouvements de caméra latéraux et caméra qui reste à distance des situations exposées.

Ajoutons à cette liste le travail esthétique tout à fait particulier qu'il convient d'examiner à minima. L'approche, revendiquée et assumée, très décorative des intérieurs souligne un jeu sur les apparences qui confinent les protagonistes dans une logique qui déshumanise le rapport à autrui. La beauté des images masque ou tait volontairement l’essentiel. Le surcroit d’esthétisme qui caractérise l’image du film contraint la mise en scène à redoubler d’inventivité pour retranscrire les variations émotionnelles vécues par les personnages. D’où la complexité des plans-séquences qui s’enrichissent d’un travail sur la profondeur de champ et du choix tout à fait particulier des tailles de plans. Si les plans à dimension intrusive dominent le découpage filmique (plans rapprochés le plus souvent), aucun gros plan ne vient aider le spectateur à mesurer l’impact des émotions sur la psyché des personnages principaux. Il faut se contenter d’observer l'action à distance respectable et de redoubler d’attention afin de noter ce qui distingue une attitude d’une autre ou un geste d’un autre. Des repas de groupes permettent aux spectateurs de situer l’ampleur et l'évolution des vagues mélancoliques qui submergent Wang. La scène d’ouverture donne le la. Un repas arrosé, très arrosé, un jeu qui devient prétexte à boire et à oublier sa condition, une esthétique sublime devient l’écrin du trivial, un plan-séquence, du temps, des travellings latéraux. Un élément de ce dispositif attire l'attention du spectateur, la position centrale de Wang dans la configuration de la tablée. L'observateur attentif notera que Wang est "absent", ailleurs, comme étranger aux rires, aux invectives, aux joies et aux échanges. Il est le seul homme présent à se contenter de boire sans réel plaisir et sans participer à la vie du groupe de visiteurs attablés dans cette maison close.

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Le cap est fixé. Il faudra laisser le soin au spectateur de parcourir du regard toute l’étendue des cadrages pour repérer comment s'expriment par des attitudes divergentes, par des signes et des échos ou par des rappels de formes, les affects, les stratégies ou les pensées de chacun. En cela, Les fleurs de Shanghai rejoint certaines conceptions picturales précises. Dans la peinture chinoise à laquelle il est impossible de ne pas songer devant Les fleurs de Shanghai, il existe une école picturale issue du bouddhisme Chán (forme de bouddhisme plus connue en Occident sous son appellation japonaise, le Zen) versée dans une approche décorative assumée. L'idée principale du bouddhisme Chán est relativement simple, il s'agit de délivrer un enseignement qui passe par la lecture de signes qui traduisent l'essence des choses. Ainsi, pour renouveler l’esthétique de la peinture chinoise, quelques artistes ont imaginé une orientation formelle nouvelle qui avait pour but de dynamiser l’élan créatif des peintres. Selon les principes picturaux issus du bouddhisme Chán, quelques artistes ajoutèrent à la traditionnelle peinture chinoise une touche d'inspiration confucéenne et imaginèrent une stylistique fondée sur le principe du coin. L'esthétique qui en découle repose sur la possibilité, en ne représentant qu’un coin sur les 4 d'un espace existant, de suggérer la totalité de la spatialité concernée et représentée. Il s’agissait donc d'évoquer le tout à partir du fragment. D’établir le sous-entendu comme base de toute représentation picturale, de préférer l’implicite à l’explicite, de choisir l’ellipse plutôt que le littéral, de valoriser la figure du vide au détriment de celle du plein.

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Ainsi, dans Les fleurs de Shanghai, les surcadrages incessants répondent à cette doctrine plastique et ils invitent l’œil du spectateur à partir en quête d’informations complémentaires pour tenter de comprendre l’étendue des sentiments qui sont réfrénés par une logique culturelle et sociale. Ici, les surcadrages sont autant de figures de l’enfermement que de possibles moyens d’évasion. En isolant les personnages de l’espace collectif, le cinéaste leur permet de se soustraire, au moins ponctuellement, de l’influence de la communauté et de ses règles. Par ailleurs, les personnages sont enfermés dans un monde aliénant et, en même temps, rassurant car il reste toujours possible, en cas d'incompréhension, de se raccrocher aux usages en vigueur dans ce monde, de saisir les enjeux de cette société et de s'en remettre à la dynamique communautaire pour que l’individu existe au moins en tant que fonction. L’habitude prévaut sur le champ des possibles et constitue en soi un pilier structurant de la construction identitaire. Finalement, la seule posture libérale est celle de la caméra qui flotte dans l’espace. La cinétique adoptée ici relève de l’apesanteur et octroie au spectateur le luxe d’une déambulation de l’esprit et du regard pour repérer ce qui déroge à toute codification policée des gestes et des humeurs. L'observateur demeure libre même si pour lui non plus il n'existe pas d'échappatoire.

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Il n'y a jamais d'issue. Le regard ne peut s'évader de l'espace qui le circonscrit. Il n'y a point d’extérieur dans Les fleurs de Shanghai puisqu’il s’agit d’un film sur l’enfermement. La figure de la claustration se démultiplie : les prostituées, les pièces où se déroulent les rencontres et les repas, les classes sociales, les apparences, les codes sociaux, le genre, l’espace. Nous passons d’une maison close à une autre sans jamais voir l’extérieur de ce monde replié sur lui-même. Hou Hsiao-hsien distille cependant quelques (fausses) respirations. Celles-ci sont exclusivement formelles et participent finalement à cloîtrer un peu plus les personnages. Elles apparaissent sous la forme de fondus au noir qui incitent à nier toute possibilité de fuir cet univers ou d'exister en dehors de celui-ci. Le fondu au noir est une issue factice proposée au spectateur. Car la ponctuation suggérée ici invite le public à fabriquer les images manquantes, les images de transition entre chaque tableau. Or, sans repère, il nous est impossible d’envisager ce qui se déroule en dehors de ces salons. L’ailleurs n’existe pas pour mieux souligner l’affliction vécue par Wang et Rubis. En marge de cette sensation, c’est le principe de fragmentation de l’espace qui prévaut. Les fleurs de Shanghai est structuré autour de l’idée du prélèvement d’instants qui ont pour but, parce qu’ils sont choisis par Hou Hsiao-hsien, de suggérer le tout qui constituerait le portrait exhaustif d’un univers singulier. Le film dresse ainsi en creux le portrait d’individus assujettis à une condition sociale obturée. En 2020, Les fleurs de Shanghai demeure cet objet fascinant et insaisissable à la beauté atemporelle. Fruit d'une spéculation intellectuelle sur les pouvoirs du cinéma, le film est une ode à la beauté du langage cinématographique et à l'étendue de son pouvoir sur l'imaginaire du spectateur.

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La copie absolument superbe du film rend hommage au travail impressionnant effectué sur l'image par Mark Lee Ping Bing et Hou Hsiao-hsien. L'édition est formidable et les compléments à hauteur des espérances du cinéphile. Un complément de 19 minutes voit Jean-Michel Frodon exposer sa vision du film et dire toute l'importance du travail de Hou Hsiao-hsien. Nous avons connu plus dynamique mais le propos a le mérite de suggérer quelques pistes de lecture.

On préférera à ce complément le film d'Olivier Assayas dans la série Cinéma de notre temps intitulé : HHH – Portrait de Hou Hsiao-hsien qui, sur 91 minutes, nous entraîne sur les traces du cinéma de Hou Hsiao-hsien avec pour guide principal le cinéaste lui-même. Passionnant.

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Crédit photos : © Shochiku Co., Ltd. Tous droits réservés.

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Suppléments* :

. UN MONDE FLOTTANT (19 min)
Un entretien avec Jean-Michel Frodon, critique à Slate.fr et professeur à Sciences Po Paris.

. CINÉMA, DE NOTRE TEMPS : HHH – PORTRAIT DE HOU HSIAO-HSIEN (Nouvelle restauration 2K – 91 min) – Exclusivité Blu-ray
Réalisation : Olivier Assayas. Composition musicale : Georges Delerue – © 2000 Ina / ARTE France

. BANDE-ANNONCE 2020

*En HD uniquement sur la version Blu-ray

INCLUS DE NOMBREUX MEMORABILIA

. UN LIVRE INÉDIT DE 60 PAGES ÉCRIT PAR CHARLES TESSON
LES FLEURS DE SHANGHAI. LE PRIX DES SENTIMENTS

. UN JEU DE 5 PHOTOS

. AFFICHE

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