Muriel, ou le temps d'un retour - Potemkine Films
Publié par Stéphane Charrière - 9 novembre 2020
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais arrive en Blu-ray ou DVD dans une remarquable édition que nous devons à Potemkine Films. Le film, s’il prolonge quelques réflexions formelles déjà envisagées dès les premiers courts-métrages du cinéaste, s’inscrit dans la continuité d’œuvres telles que Nuit et Brouillard (1956) ou Hiroshima mon amour (1959). Muriel... suit une logique narrative qui explore des traumatismes enfouis dans des zones de mémoire peu visitées. Il était question de l’implication de l’état français dans les déportations massives d’individus pendant la Seconde Guerre Mondiale dans Nuit et Brouillard et des effets de la bombe atomique et des souffrances occasionnées par la mort de l’être aimé dans Hiroshima mon amour. Dans Muriel..., le souvenir et la mémoire sont encore au centre du propos filmique et sont liés à des attitudes ou à des actions menées lors de la Seconde Guerre Mondiale et de la Guerre d’Algérie. Comme souvent chez Resnais, c’est la forme qui s’approprie l’indicible. La mise en scène est un matériau qui permet de parcourir des domaines impossibles à aborder frontalement par le simple appareil scénaristique.
Dans l’arsenal des outils formels traditionnellement utilisés par Resnais, le montage tient un rôle à part. Le montage de Muriel... est, comme ce fut le cas avec Hiroshima mon amour, indexé sur une intimité réduite à néant par des circonstances exceptionnelles qui ont touché de manière soudaine et violente une civilisation (l’explosion de la bombe A le 6 août 1945 pour Hiroshima mon amour et les guerres de 1939/1945 et celle d’Algérie pour Muriel ou le temps d’un retour). Dans Muriel... aussi, c’est par un réajustement d’échelle que la grande histoire se raconte. Resnais, habile conteur et metteur en scène soucieux de tendre vers un propos universaliste, observe le collectif en passant par le singulier. La mosaïque sociale qu’il compose dans Muriel... lui permet de dresser le portrait d’un pays en proie à l’oubli de ses propres erreurs. Revivre le passé, revivre ce qui est révolu se transforme en véritable souffrance, mais l'épreuve est nécessaire, indispensable. La douleur est d’autant plus profonde que le passé en question dans Muriel..., les deux guerres évoquées, n’a pas été digéré. Le passé que Muriel... explore de différentes manières est une nappe temporelle opaque qui hante les victimes que Resnais a choisi de réunir dans un appartement désincarné et lui-même situé dans l’immeuble sans âme d’une ville déstructurée.
Le montage, revenons-y, raconte ici les difficultés rencontrées pour se construire par un groupe d’individus broyés par l’histoire. Le récit suit une linéarité surprenante au regard des contractions et dilatations temporelles qu’offrent les trajectoires brisées des personnages. Le fragment prévaut sur le tout et seuls les instants qui disent les diffractions vécues par les individus qui errent dans le film sont conservés. L’intention n’est pas de reconstituer ou de recomposer les personnalités de chacun mais bien au contraire de souligner l’éparpillement identitaire des personnages condamnés à ne jamais pouvoir pleinement se réconcilier avec eux-mêmes. La fragmentation opérée par le montage confère au spectateur une posture qui lui est imposée. Il ne s’agit pas d’épouser un point de vue, un propos ou une situation mais d’en faire l’analyse. L'objectif consiste à disséquer, grâce à l’étude de cas représentative d’un corps social bien identifié, la France des trente glorieuses afin d’anticiper sur quelques maux latents qui pourraient parasiter l’évolution d’une population aveuglée par sa propre histoire. Oui, réfléchir, faire l’usage de son cerveau, voilà le programme auquel nous convie Resnais avec Muriel ou le temps d’un retour.
Les lieux communs que nous visitons dans le film témoignent de la déstructuration collective insidieuse que vit la société française. Pour mesurer pleinement les effets de ce démantèlement social, il faut observer le soin pris par le cinéaste pour recomposer une entente cordiale entre les êtres que Resnais réunit sous un même toit. La durée de l’amalgame reste abstraite pour le spectateur. Elle se définit cependant par le temps qui est nécessaire à la décantation indispensable à la révélation du traumatisme de chacun et de ses conséquences sur un groupe hétérogène. Le montage très fractionné ajoute à la division du groupe et à l’incompréhension des motivations individuelles.
L’espace privé dans lequel se déroule l’essentiel du film est au diapason de l’espace collectif. Il est sans âme et pourtant hanté par le besoin d’en trouver une. Dans un immeuble qui fait partie du plan de reconstruction de la ville de Boulogne-sur-mer (ville détruite à 85% pendant la Seconde Guerre Mondiale), Hélène (Delphine Seyrig) et Bernard (Jean-Baptiste Thiérrée), son beau-fils, habitent un appartement moderne paré de meubles anciens sans réelle concordance stylistique. Le logement en question est une brocante le jour (tout y est à vendre) mais aussi l’espace dans lequel vivent Hélène et Bernard le soir. L’appartement reste mystérieux pendant la totalité du film. Il est impossible au spectateur de pouvoir définir avec exactitude l’agencement des différentes pièces et, en cela, il constitue une parfaite figure de l’incompréhension.
Cette incompréhension naît dans la fracture existante entre les êtres et le monde sur lequel ils n’ont aucune prise. Ils restent extérieurs à une dynamique collective car ils sont bien trop occupés à se débattre contre leurs propres fantômes et ceux des autres. Si la disposition obscure de l’appartement raconte en creux une division sociale et intime, elle traduit également un phénomène d’incommunicabilité qui se vérifie de plusieurs manières. Dans la structure filmique, tout d’abord, puisqu’un contraste saisissant s’empare du spectateur : la trame scénaristique brille par sa banalité et sa simplicité (des êtres qui se sont perdus de vue se retrouvent et cela occasionne des bouleversements dans leurs quotidiens respectifs) alors que la forme et le montage tendent à complexifier la dramaturgie. De la même manière, l’artificialité du jeu des comédiens, Hélène en premier lieu, jure avec la profondeur de traitement des personnages induite par le montage (déstructuration identitaire, contraction et dilatation de la temporalité).
Muriel... est un acte de rénovation. Il s’agit de revisiter au présent les réminiscences d’un passé traumatique. Muriel ou le temps d’un retour ambitionne donc, en 1963, d’éclairer le spectateur sur la nature aliénante de phénomènes plus ou moins récents qui hantent la société française. Autant de personnages, autant de traumatismes irrésolus. Le passé vampirise le présent de chacun. Le choix de Boulogne-sur-Mer comme décor au film n’est pas anodin. La ville et l’appartement d’Hélène et de Bernard deviennent une extériorisation d’une identité tourmentée par la résurgence d’une mémoire contrariée par l’existence de failles émotionnelles (un amour perdu, un passé colonial complexe, l’acceptation d’actes de déshumanisation, etc.).
Dans Muriel..., Resnais propulse des êtres meurtris par l’histoire dans des espaces qui, tous, se font l’écho de blessures intimes. L’uniformité architecturale du centre-ville de Boulogne-sur-Mer explicite, par l’absence presque totale de traces urbaines antérieures à 1950, la douleur d’une population. Des indices sont disséminés dans la ville, ce sont souvent des témoignages discrets et lointains qui n’en soulignent que plus les stigmates laissés par les blessures non résolues (plaques des noms de rues). De manière semblable, l’intérieur de l’appartement d’Hélène, constitué uniquement de meubles anciens, entre en désaccord avec l’architecture de l’immeuble. Le jour, l’appartement devient une brocante où tout est à vendre mais où jamais rien ne se vend. C’est qu’il n’est pas simple de se libérer du passé. La disparité du mobilier témoigne de l’immuable fracture identitaire qui définit chaque personnage. Ainsi se retrouvent dans cet espace, fragmenté par les cadrages et le montage, des individus qui tentent de reconstituer un groupe social qui se caractérise par un modèle familial recomposé. Plus précisément, et cela ajoute à l’ensemble des figures de l’incommunicabilité qui peuplent le film, les personnages sont regroupés par un assemblage improbable.
Le procédé adopté par Resnais consiste à rapprocher plusieurs individus apparemment étrangers les uns aux autres (ils le sont devenus avec le temps) sur un plan qui leur est étranger, la ville de Boulogne-sur-Mer et l’appartement d’Hélène. La juxtaposition ou la collision de ces éléments provoque des interrogations abstraites qui contredisent toute possibilité de rapprochement rationnel des personnages. Le procédé utilisé ici par Resnais n’est pas sans évoquer la conjugaison d’éléments disparates que l’on peut trouver dans des compositions picturales qui reposent sur le principe de «collage». Pour Resnais, le processus adopté ici excède les limites de l’image grâce au pouvoir métaphorique du montage afin de symboliser, de représenter, de commuter ou de décliner sous différentes formes les caractéristiques du mal sourd qui ronge la société française. Muriel ou le temps d’un retour apparaît donc comme l’enregistrement des meurtrissures d’un pays, voire d’une civilisation. Le film traduit une disjonction sociétale qui naît dans le constat d’une inadaptation entre l’individu et la marche du temps. Muriel ou le temps d’un retour met en évidence la trajectoire suivie par des somnambules qui demeureront extérieurs à la réalité d’un monde qui poursuit sa course sans eux.
Les compléments qui accompagnent l'épatante copie de Muriel ou le temps d’un retour sont tous dignes d'intérêt. L'intervention de François Thomas consacrée aux rapports entre la ville de Boulogne-sur-Mer et les personnages est particulièrement intéressante puisqu'elle définit avec brio les interactions entre l'identité de la ville et les thématiques du film. Alexandre Moussa quant à lui revient sur le jeu de Delphine Seyrig pour en noter les subtilités complexes et singulières. Les deux autres compléments ne sont pas en reste. Le journaliste Mouloud Mimoun contextualise le film dans son temps et dit son importance au regard de la production filmique française consacrée à la Guerre d'Algérie. Philippe Faucon, réalisateur entre autres de Samia, Fatima ou Amin, rappelle l'importance et l'impact du film de Resnais sur la cinéphilie post Guerre d'Algérie. Du bien bel ouvrage que tout ceci pour un film qui apparaît comme essentiel aujourd'hui.
Crédit images : ©PotemkineFilms, ©Janus Films