Soy Cuba - Potemkine Films
Publié par Stéphane Charrière - 9 décembre 2020
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Après le Blu-ray et le DVD de Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov, Potemkine Films a choisi, en cette fin d’année, d’éditer dans un remarquable coffret Blu-ray/DVD ce que beaucoup considèrent comme le chef d’œuvre du cinéaste, Soy Cuba. Le film est inclassable. Proche de la poésie ou de l’incantation, Soy Cuba est avant tout un film où la forme devient la matière de l’œuvre. La technicité est présente dans chaque image et s’impose comme une lancinante supplique. La récurrence de quelques procédés (grand angle, fragmentation du récit, caméra virevoltante et libérée en apparence de la lourdeur technique, profondeur de champ, angulaires sur-interprétatifs, etc.) ne laisse aucun doute, Soy Cuba s’adresse à l’intellect, le film donne à comprendre et à regarder avant de voir et de ressentir.
Soy Cuba est, dans son contenu, une mosaïque. Une voix off, celle de Raquel Revuelta, parcourt le film et relie les parties embryonnaires, au nombre de 4, de l’épopée révolutionnaire cubaine. La voix off souffle le poème d’Evtouchenko, Soy Cuba, qui rythme le film et associe les hommes à la terre. Ce rapport de l’humain au tellurique n’est pas sans évoquer, parce que la forme filmique nous y invite également, le cinéma de Terrence Malick : une voix scande des vers qui sont le produit d’une âme en souffrance. La complainte traduit la tragédie existentialiste cubaine initiée par Christophe Collomb et perpétuée depuis par des individus qui ont exploité, tels des vampires, la singularité de la terre cubaine.
Les premières séquences du film, d'abord aériennes puis au fil de l’eau sur une pirogue, explorent et définissent un territoire. Les paroles associées aux mouvements de caméra, de longs travellings, prêtent une matérialité organique à l’espace et à la terre survolés puis parcourus par la caméra. Mais ce qui est vrai pour le contenu de l’image l’est aussi pour la mise en forme de celle-ci. Le Soy Cuba du titre et de la poésie individualise (usage de la première personne du singulier) l’univers filmique et les déplacements de la caméra qui se calquent sur l’élocution de la voix. L’adjonction des procédés contribuent, dès la séquence d’ouverture donc, à humaniser le territoire que nous arpentons.
Soy Cuba se structure autour de quatre tableaux qui dressent le portrait d’une île, Cuba, et de sa population alors que leurs destinées entrecroisées vont se déterminer au fil du temps et des images. Les histoires se complètent, se prolongent et, toutes, grâce à un réajustement d’échelle, filent la métaphore du régime de Batista qui cédait l’âme de Cuba à qui voulait/pouvait se l’offrir, les touristes américains en tête, au début des années 1950. Betty en vient à se prostituer et perd son âme dans le premier récit. La seconde histoire prolonge l’idée de la dépossession de soi puisqu’un paysan, Pedro, apprend que le propriétaire des terres agricoles qu’il cultive les a vendues à une société. Puis vient l’histoire d’Enrique, un étudiant martyre et enfin le quatrième volet de Soy Cuba évoque le début de la révolution cubaine.
La construction méthodique de la dramaturgie invite le spectateur à éprouver ce qui a pu motiver la population cubaine à changer d’état pour adhérer à une forme d’émancipation positive, seule issue aux drames quotidiens qui nous sont présentés par le film, la Révolution. Ainsi, la forme du film et son contenu adoptent des principes filmiques déjà observés dans le cinéma soviétique dans les années 1920/1930. Kalatozov lui-même, dans ses documentaires des années 1930, adoptait un certain lyrisme pour traduire l’influence de l’acte individuel sur les forces communautaires. Eisentein, lui, se livrait à des expérimentations formelles (montage principalement même s’il serait réducteur de considérer que son travail se limitait à cela) qui synthétisaient quelques théories énoncées par les avant-gardes (Constructivisme, Formalisme). Il n'est pas interdit non plus de penser à Poudovkine qui utilisait l’espace filmique pour extérioriser les particularités de l’âme de ses protagonistes. Mais c’est d’Eisenstein que Kalatozov se rapproche le plus avec Soy Cuba. Au même titre qu’Einsenstein dans le Cuirassé Potemkine, Kalatozov agence son propos afin que les éléments d’une réalité tangible, ici le quotidien de la population cubaine, et les événements qui lui sont associés, des drames humains de différentes natures, distillent une logique révolutionnaire qui s’empare des protagonistes mais aussi du spectateur. Le traitement formel de Soy Cuba légitime une Révolution désormais actée mais qui a occupé le paysage politique cubain dès 1953 avant d’aboutir en 1959 à la mise en place de la République et du système castriste.
Si Eisenstein usait d’une symbolique universelle dans Potemkine (iconographie chrétienne, bestiaire, statuaire mythologique) et d’un travail sur la rythmique de l’image (montage pathétique et montage dynamique), Kalatozov prouve qu’il a bien retenu les principes vantés par le maître. On peut d’ailleurs, d’un point de vue esthétique, comparer sans trop de difficulté la collaboration d’Eisenstein avec Tissé, son chef opérateur, à celle de Kalatozov et d’Ouroussevski, le directeur de la photographie de Soy Cuba.
Les techniques de prise de vue, depuis 1925, date de réalisation de Potemkine, ont évolué. Aussi, le propos révolutionnaire se transmet avec de nouveaux outils techniques qui viennent s'ajouter aux principes de montage qui, dans Soy Cuba, jouent toujours de l’assemblage ou du télescopage entre les plans comme ce fut le cas sur Potemkine. Dans Soy Cuba, la durée des plans s’allonge. Le plan-séquence devient la mesure étalon du propos. Parfois très longs et très complexes, les plans-séquences ont pour fonction de donner une matérialité au temps, à la réalité cubaine décrite mais aussi et peut-être surtout de questionner la syntaxe filmique. La maniabilité de la machinerie surprend l’œil attentif du spectateur et participe à faire de la caméra un personnage à part entière. La caméra arpente les méandres de l’esprit cubain qui contient en germe les rudiments d'une pensée révolutionnaire.
En 1963, la complexité des mouvements d’appareil ravive le souvenir du travail effectué par Welles et Toland sur Citizen Kane. Dans ce dernier film, il s'agissait déjà de pousser les codes et les conventions syntaxiques dans leurs retranchements. Dans Soy Cuba, la Révolution est donc au cœur du propos. Il s’agit bien de bouger les lignes, de s’affranchir de certains principes pour en envisager d’autres ou, mieux encore, de ne pas esquisser la moindre spéculation sur un futur qui se déterminera à partir des énergies qui se seront assemblées dans la dynamique révolutionnaire.
L’introspection initiée par la voix off et incarnée par la caméra s’est métamorphosée en volonté révolutionnaire. La liberté espérée par les Cubains se traduit par les trajectoires improbables de la caméra. Les travellings multidirectionnels déstabilisent le spectateur et l’analyste d’images pour finalement se faire l’écho de la fragilisation lente et progressive du régime de Batista.
Les enjeux du récit restent cependant toujours palpables. L’insertion régulière du dutch-angle (cf image ci-dessous) retranscrit les modulations et les changements qui agissent sur l’individu. Mais le dutch-angle permet aussi de distinguer les basculements narratifs ou l’intégration de péripéties à l’intérieur des plans-séquences. Ces articulations visuelles permettent de mesurer comment le discours filmique est susceptible de nourrir la réflexion du spectateur.
Nous trouvons dans cette dispense d’un savoir qui se veut synthétique l'ambition d’anticiper sur les attentes d’un regard moderne, d'un regard conscient des possibilités syntaxiques du cinéma. C’est la force, qu’il est bien aisé de vérifier aujourd’hui, riches du recul historique qui est le nôtre, de Soy Cuba : développer une pensée instruite par l’histoire d’une forme d’expression et d’un savoir qui lui est périphérique afin d’envisager le futur du langage filmique sous la forme d’une hypothèse particulièrement attractive. Tout ça et bien plus encore en un film.
L’image restaurée de Soy Cuba présente dans ce coffret est absolument superbe. Pour ne rien gâcher, les compléments abondent et passionnent. Nous citerons les modules de François Albera et l’analyse d’Eugénie Zvonkine qui, comme ce que proposent habituellement ces deux intervenants, est un mélange virtuose d’érudition et de limpidité.
Un autre complément de choix a retenu notre attention, le documentaire de Vincente Ferraz intitulé Soy Cuba : le Mammouth sibérien qui, pendant 90 minutes, remonte le temps afin de retrouver des collaborateurs de Kalatozov et d’Ouroussevski pour tenter de visiter le film sous un angle différent à celui adopté par la critique occidentale.
Édition indispensable.
Crédit photographique : Copyright MK2 Diffusion
Suppléments :
Le livret : Lettres envoyées par Sergueï Ouroussevski (directeur de la photographie) à sa femme pendant le tournage du film Soy Cuba (80 pages)
"Soy Cuba : Le Mammouth sibérien" de Vicente Ferraz (2004, 90')
Interview de Martin Scorsese (2003, 27')
"Kalatozov, le cinéaste" (20'), "Kalatozov et Ouroussevski, un duo artistique" (16'), "Le contexte historique" (18') et "La réception du film" (12') par François Albera, historien du cinéma
Analyse de séquence par Eugénie Zvonkine, enseignant-chercheur en cinéma (30')
Entretien avec Claire Mathon, directrice de la photographie (20')
Le film vu par Hicham Lasri, cinéaste marocain (6')