Mank

Publié par - 13 décembre 2020

Catégorie(s): Séries TV / V.O.D.

À l’instar d’un grand nombre de ses pairs tel que Quentin Tarantino (Once upon a time in Hollywood), les frères Coen (Hail Caesar) ou encore Martin Scorsese (Aviator, Hugo Cabret), c’est au tour de David Fincher de rendre hommage au cinéma avec Mank. A posteriori, on ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre Mank de David Fincher et Ed Wood de Tim Burton. Les deux films ont un rapport étroit avec la production d’un film de 1941 qui est encore considéré par un grand nombre de cinéphiles comme le meilleur film de tous les temps (toujours classé numéro 1 au classement de l’American Film Institute) : Citizen Kane d’Orson Welles. Dans Ed Wood, Burton souligne l’idolâtrie que porte Wood envers Orson Welles, considéré comme un prodige, et il érige Plan 9 from Outer Space comme l’antithèse de Citizen Kane considéré comme une forme d'absolu à atteindre.

Comme son nom l’indique, le film de David Fincher s’intéresse avant tout à un personnage que la postérité semble avoir laissé dans l’ombre, Herman J. Mankiewicz ou « Mank », qui était le scénariste de Citizen Kane. Le film commence dans un ranch au sud de la Californie dans lequel Mank est logé, blessé à la jambe à la suite d’un accident. Surveillé de près par un assistant de Welles et une copiste britannique, Mank est chargé d’écrire le fameux scénario pour Welles dans un délai de quatre-vingt-dix jours. À compter de ce moment, la trame se construit autour de l’écriture du scénario et est ponctuée de flashbacks qui révèlent tous les événements qui ont contribué à son élaboration. Plus qu’un simple film biographique, Mank est avant tout une exploration de la part d’ombre d'un film.

 

Mank incarne un des grands changements de l’industrie cinématographique. Dès les années 30, la généralisation du cinéma parlant est une révolution dans la production. Elle cristallise la fin du cinéma premier. Puisque désormais il faut que les acteurs parlent, il faut plus de contenu écrit. Mank fait partie de cette vague d’hommes de lettres (écrivains, critiques, hommes de scène) de la côte Est des États-Unis qui ont migré vers la Cité des anges. C’est à cette époque qu'un grand nombre de productions filmiques bénéficiera de l’influence de l’écrit et du music-hall new-yorkais comme avec les Marx Brothers dont Mank fut un des producteurs.

Plusieurs scènes illustrent d’ailleurs le clivage entre gens de l’image et gens de l’écrit. Il y a d’une part des scènes ou l’esthétique cinématographique est à l’honneur : travelling en contre-plongée sur Louis B. Mayer, transparences dans les scènes de voiture, costumes fantaisistes… tout souligne l’artifice de l’image. D'autre part, beaucoup de scènes se concentrent sur les conversations entre Mank et les autres personnages et insistent sur la richesse du verbe par de multiples références (Herman Melville, Cervantès). Cette concentration sur cette émergence du parlé et de l’écrit se vérifie aussi dans la mise en scène où chaque flashback est introduit par une surimpression de titre de séquence à la manière d’un scénario.

 

Néanmoins, le cinéaste ne limite pas cette exploration des coulisses hollywoodiennes et de sa part créative et esthétique. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, peu de scènes exposent des gens en train de regarder des productions filmiques. Lorsque c’est le cas, ce n’est pas dans un but à proprement dire artistique. Fincher s'attarde également sur la réalité sociale et politique de l’époque. Le cinéaste montre une société de nantis très éloignée des réalités. L’Amérique souffre de la Grande Dépression et du Dust Bowl tandis que le vieux continent voit la montée des totalitarismes. À Hollywood, c’est la grande bataille des studios de cinéma (MGM, Paramount, Warner Bros…) et les grandes figures de l’âge d’or se préoccupent moins de la situation du pays que de celle de l’état de Californie dont le socialiste Upton Sinclair brigue la gouvernance.

Tout au long du film, le personnage de Mank est comme le caillou dans la chaussure de cette micro-société de directeurs de studios et de politiciens. Ces nababs et ces hommes politiques qui règlent entre eux leurs affaires dans la luxueuse et opulente demeure de l’excentrique magnat de la presse William Randolph Hearst. Le verbe caustique de Mank, d’abord apprécié pour son divertissement, devient un véritable affront, le rappel d’une réalité qui dérange. La messe est d’ailleurs dite dès les premières minutes du film lorsque Welles fait à Mank une allusion à Moby Dick ("prêt à affronter la baleine blanche ?") à laquelle le scénariste répond « call me Achab ». Le combat de Mank est une folie qui le mènera à sa mort, tout du moins sa mort dans l’industrie. Mank est également la quatrième collaboration de Fincher avec les compositeurs Trent Reznor et Atticus Ross. Leur composition musicale inspirée des Films Noirs participe à cette atmosphère où le « dur-à-cuire » se confronte à une société corrompue (le personnage de Raymond Chandler, Philip Marlowe, est d’ailleurs mentionné dans le film).

 

 

Finalement on peut parler du pont que Fincher érige entre l’époque du film et notre période contemporaine. Tout d’abord, le script est originellement écrit par le père du cinéaste, Jack Fincher (décédé en 2003), qui peut compter parmi ces scénaristes de l’ombre, tandis que son fils fait désormais partie des grands noms de l’industrie. Cette histoire des deux Fincher fait écho à celle des deux Mankewicz, Herman et Joseph. Avant l’écriture de Citizen Kane, le nom de Mankiewicz évoquait Herman, l’homme de lettres de la Paramount puis de la MGM. Dans la postérité, le nom évoque désormais celui du petit frère, Joseph, le réalisateur de Chaînes conjugales, Eve et Cléopâtre.

Bien que le projet de porter à l’écran Mank remonte aux années 1990, il est intéressant de considérer la période à laquelle il est finalement produit. Notre époque partage d’étranges similarités avec celle de Citizen Kane. La grande bataille des studios fait à nouveau rage et le plus puissant d’entre eux grandit suffisamment pour ingurgiter les autres. Comme le passage au cinéma parlant, l’arrivée des plateformes de vidéo à la demande représente un nouveau défi pour la production. Tout d’abord perçues comme un simple moyen de diffusion, les plateformes deviennent de plus en plus, pour les cinéastes, un espace de création, d’expression et de diffusion et elles se substituent ainsi aux studios traditionnels. Il en est de même pour le climat social et politique de notre époque dans laquelle les conséquences des crises économiques et sanitaires risquent d’aggraver l'état de sociétés d’ores et déjà sous tension. Mank souligne également l’influence massive que le monde du divertissement peut avoir sur la société lorsqu’il flirte avec les magnats de la presse et les élites politiques. La première maîtrise l’image, les seconds maîtrisent les mots, les politiciens l’incarnent.

Mais c’est dans un studio connu pour produire majoritairement des séries B que l’une des grandes contestations à ce système a vu le jour, la RKO, de l’écrit d’un homme (trop) lucide (Mank) et de la mise en scène d’un jeune prodige (Welles). Cette rencontre de deux génies s’incarne dans le gros plan d’une bouche qui prononce le mystérieux (et provocateur) « Rosebud ». Comme la forme modifiée de son logo l'évoque au début du film, Netflix deviendrait-il une nouvelle RKO ? Dans tel cas, souffrira-t-il du même destin tragique ?

 

Crédit photographique : ©Gisele Schmidt/NETFLIX

 

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