Splitscreen-review Image de Berserk de Kentaro Miura

Accueil > Bande dessinée > Berserk

Berserk

Publié par - 17 décembre 2020

Catégorie(s): Bande dessinée

Une histoire nous marque-t-elle plus par son récit ou par la maîtrise de son auteur ? C’est le genre de question qui vient à l’esprit quand on s’interroge sur le succès du manga Berserk de Kentaro Miura. Démarrée en 1989, la série compte aujourd’hui près de trois cent soixante chapitres répartis sur quarante volumes à la parution irrégulière au cours de ses trente années d’existence. Souvent retardé, parfois mis en pause pendant plusieurs mois, Berserk parvient malgré tout à rassembler une communauté de fans patiente et toujours au rendez-vous pour acheter un nouveau tome. Une autre œuvre aurait sans doute suscitée la frustration de ses inconditionnels et dépéri avec un rythme aussi inconsistant. Mais pas Berserk, bien au contraire.

Le pari n’était pourtant pas gagné puisque Berserk s’inscrit dans la Dark Fantasy. Un genre qui saupoudre son cadre fantastique de violence, de sexualité et d'horreur. L’ambiance y est généralement désespérée et tragique. Berserk coche toutes ces cases à gros traits. Ce manga nous raconte l’épopée sanglante et dramatique de Guts, un guerrier qui erre sur les terres du Midland pour chasser des démons et assouvir une vengeance contre des dieux maléfiques. En particulier contre l’un d’entre eux, Griffith, qui obtint son statut de divinité noire après avoir offert en sacrifice la troupe de mercenaires qu’il commandait et dont Guts faisait partie.

 

Après une vie de trahisons et de souffrances, le personnage est ainsi devenu solitaire, violent, désenchanté et traumatisé par les aléas de l'existence. Sa vie est marquée par des guerres interminables, inspirées de la guerre de cent ans, mais aussi par des intrigues de cours motivées par le pouvoir ou la folie aux connotations shakespeariennes. L’aventure de Guts est ainsi jonchée de cadavres, de monstres difformes, de rois fous et d’inquisiteurs fanatiques. Dans cet univers apocalyptique, Guts n’hésite pas à se servir de sa lame noire démesurée pour démembrer tous ceux qui croisent son chemin, qu’ils soient démon ou pas. Ses errances ne lui épargnent ni les horreurs commises par des humains dans les villes et les villages, ni les forces surnaturelles dans les forêts maudites. Le mal est partout présent. Ni la civilisation, ni la nature ne semblent épargnées. Avec Berserk, on s’éloigne des codes de la Fantasy classique, popularisés par Tolkien, pour se rapprocher des errances du Conan de Robert E. Howard.

Les seuls rayons de lumière semblent être soit des illusions issues de la folie humaine, en particulier du fanatisme religieux, ou des oasis au milieu du désert nées dans la sincérité de lien tissés avec autrui ou avec les esprits de la nature. La religion est souvent dépeinte sous son aspect le plus obscur. Au milieu des champs de bataille, les inquisiteurs ne rechignent pas à soumettre les gens sur leur foi avant de se révéler être eux-mêmes des démons déguisés. Pourtant, les sorcières cachées à l’écart du monde peuvent initier au lien avec les esprits de la nature, oubliés et diabolisés par un monothéisme oppressant. Et si la foi qui unit les fidèles ne semble pas malsaine de prime abord, son dogmatisme finit par détourner du véritable amour pour son prochain. C’est en somme un monde apocalyptique, comme une vision pessimiste et difforme de l’occident médiéval et chrétien décrit depuis le Japon, influencé par le Shintoïsme, paganisme proche de la nature, et le Bouddhisme, enseignement sans église.

 

Il arrive cependant qu’au milieu de ces horreurs, on trouve des monarques au comportement noble, des prêtres ouverts d’esprit, des criminels qui désirent la rédemption ou des démons en quête d’acceptation. Ce monde est essentiellement parcouru d’âmes perdues prises dans un univers où la frontière entre le Bien et le Mal semble floue. En somme, un vortex à l’image des Abysses cachés dans le monde spectral. Un courant irrésistible que Puck, la fée qui accompagne Guts inspirée d’un personnage mythologique repris par Shakespeare, décrit comme un tourbillon de conscience sans fin qui rassemble tout le mal du monde. Le manichéisme semble déplacé, une bouée de sauvetage compréhensible mais illusoire, dans ce monde où tout le monde est piégé.

Cette lutte entre le Bien et le Mal, la lumière et les ténèbres, se concrétise dans le style graphique de Kentaro Miura, aussi riche que l’est son bagage culturel. L’usage des ombres, du clair-obscur, des nuances de gris, rend compte de cette dualité, l’accentue chez les personnages comme dans les paysages et témoigne de l’influence des gravures de Gustave Doré. Dans le tracé comme dans la structure de certaines cases, la ressemblance avec les œuvres du maître français se ressent.

 

La comparaison se fait également avec les mangas post-apocalyptiques de Tetsuo Hara, auteur de Ken le Survivant, dont les traits exagérés et les jeux d’ombres ont été une influence assumée par Miura. Les créatures ont des influences aussi variées que Clive Barker, H.R.Giger, Jérôme Bosch ou les films de Disney, pour les plus lumineux, tandis que les humains sont inspirés des peintures de la famille Brueghel. Les traits exagérés des visages humanisent et apportent une identité propre aux personnages. Toutes ces influences créent un dessin riche en détails. Au point de retarder Kentaro Miura dans son travail créatif qui dénote au milieu des autres mangas dont le style, parfois simpliste, manque parfois de nuance au point de créer des galeries de personnages uniformes.

Si aujourd’hui les séries telles que Game of Thrones et The Witcher ont du succès, il est bon de rappeler qu'au moment de la sortie de Berserk, le genre de la Dark Fantasy restait réservé à un public marginal. Cela ne rend le succès de Berserk que plus intriguant. Avec un récit sombre qui rappelle autant Shakespeare et Robert E. Howard que les films de Paul Verhoeven (La chair et le sang) et une direction artistique puissante et travaillée, Kentaro Miura est parvenu à accoucher d’une œuvre sans concession sur tous les plans. Il nous vient le souvenir d’une discussion sur un forum. Un fan demandait pourquoi l’auteur prenait tant de temps à sortir ses chapitres. Un autre lui répondit de tempérer son impatience car, au cours de ces trente années de travail, Miura est parvenu à maintenir une qualité scénaristique et artistique constante. C’est peut-être là l’origine de la loyauté de ses lecteurs. L’auteur prend tout son temps pour produire ses planches, quitte à retarder la sortie d’un chapitre de plusieurs mois, avec une histoire toujours aussi riche. Cet univers sanglant, dramatique, littéralement apocalyptique, est porté par un dessin unique dans le monde du manga conçu par un auteur dont les efforts se ressentent dans chaque trait. L’attente est toujours longue jusqu’à la prochaine apparition de Guts, mais les lecteurs savent qu’elle en vaut la peine.

Crédit images : GlénatManga

Partager