Jabberwocky - Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 17 février 2021
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Après avoir permis la reprise en salles de Jabberwocky réalisé par Terry Gilliam en 1977, Carlotta Films édite aujourd’hui le film dans une copie remarquable agrémentée de compléments des plus passionnants (mention à Jabberwocky : bonne absurdité, un making-of de 41 minutes et à la rencontre avec Valerie Charlton qui revient pendant 15 minutes sur son travail de création du monstre). Jabberwocky, avant d’être le premier long-métrage de Terry Gilliam en 1977, fut un poème écrit par Lewis Caroll qui figurait dans De l’autre côté du miroir, la suite d’Alice au pays des merveilles.
La qualité du travail de Gilliam dans ce film tient essentiellement dans sa faculté à réadapter les fondements de la poésie et du roman de Lewis Caroll à la réalité des années 1970. Rappelons-nous que le poème apparaît au tout début de De l’autre côté du miroir lorsqu’Alice constate qu’elle a besoin d’un miroir pour déchiffrer un texte écrit sur un parchemin puisque ce dernier est rédigé à l’envers. Les bases du roman sont ainsi posées.
Alice passera, en rêve, de l’autre côté du miroir pour pénétrer un monde qui se définit par une inversion des valeurs qui régissent le monde éveillé, le réel. Ainsi, le monde parcouru en rêve par Alice est un univers métaphorique qui tend à expliciter à la jeune fille la complexité du monde qui est le sien. L’épreuve initiatique du monde commence alors pour la jeune fille par la transgression de certaines règles (physiques et morales) afin d’en mesurer la pertinence. La poésie de Caroll repose sur une figure littéraire qui consiste à métamorphoser le langage pour créer de nouvelles expressions à partir de fusions lexicales appelées « mots-valises » (assemblage de mots pour n’en former plus qu’un afin de créer une collision poétique). C’est bien évidemment vers le caractère polysémique de l’usage du verbe et de ce qu’il convoque comme sens dans le texte de Caroll que convergent les intentions filmiques de Gilliam.
L’histoire est relativement simple et rejoint quelques légendes grecques, celtiques et nordiques dans lesquelles des héros doivent vaincre des créatures qui incarnent les forces naturelles pour instaurer un équilibre d’ordre et de paix dans le monde. Dans le film de Gilliam, le royaume de Bruno le Contestable est menacé par la présence d’un monstre nommé le Jabberwock. La peur contreproductive liée à la présence du monstre incite le monarque à promettre sa fille à celui qui réussira à débarrasser le royaume du monstre.
Difficile de ne pas songer à la lecture de ces mots aux Nibelungen de Fritz Lang (film issu de La chanson des Nibelungen, un texte qui rassemble des éléments empruntés à plusieurs poèmes héroïques) qui conte les exploits de Siegfried surgi du monde de la brume et des nains pour aller occire un dragon et conquérir le cœur de Kriemhild, la sœur du roi.
Le film de Gilliam évoque également quelques récits et autres films qui ont utilisé la dimension métaphorique de monstres venus apporter une réponse divine aux actes perpétrés par des humains perclus de péchés (Les dents de la mer, Moby Dick, Godzilla, etc.). Si le Jabberwock de Gilliam agit comme le bras armé du divin en s’attaquant aux plus vils de la population, il n’en demeure pas moins, jusque dans son aspect physique, une manifestation de l’emprise des puissants sur les populations les plus démunies. Autrement dit, le monstre de Gilliam est avant tout un phénomène répressif qui exerce un droit de vie et de mort sur quiconque ose défier les règles dictées par le pouvoir en place. Il n’est qu’une émanation parmi tant d’autres de la monstruosité ambiante qui caractérise le royaume de Bruno le Contestable. Le parfait prolongement de l’exercice du pouvoir sur les populations servi par les croyances et la superstition. Le Jabberwock, dans sa manière d’éliminer ceux qui se soustraient aux règles du royaume, il dépèce ses victimes, a tout du fonctionnaire zélé qui applique la loi au détriment d’une certaine logique et qui dépouille sans scrupule les plus nécessiteux. Ainsi le Jabberwock cristallise tous les dysfonctionnements du monde peint par Gilliam en prenant modèle sur le nôtre.
À l’inverse, le héros du film, Dennis, n’est pas au service d’un ordre mais plutôt, dans la progression de ses actes et de ses décisions, un agent du chaos. Il est imperméable aux principes qui asservissent le monde puisqu’il est innocent (il ignore le sens de la réalité et il n’a conscience de rien). Le seul motif qui anime Dennis est l’amour, donc un sentiment irraisonné. Le héros est profondément épris de Griselda, ce qui le rend sourd et aveugle à la cruauté de son quotidien. Dennis, après quelques quiproquos loufoques, devient alors un révélateur des impostures et même de l’opportunisme d’une société aveugle de ses propres errements. Il est un héros malgré lui, un accident magnifique, un instrument du désordre qui s’improvise, sans le savoir, opposant politique.
Jabberwocky, vous l’aurez compris, est un premier film dans lequel la plus belle (ce n’est pas la seule) qualité du cinéma de Gilliam s’exprime déjà avec pertinence. Nous mesurons avec Jabberwocky l’aptitude, aussi étrange que lucide, de Gilliam à laisser un imaginaire des plus débridés commander la forme filmique du film pour mieux pointer les travers de notre monde réel.
Crédit photographique : © 1977 NATIONAL FILM TRUSTEE COMPANY LIMITED. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
SUPPLÉMENTS
. “JABBERWOCKY” : BONNE ABSURDITÉ (41 mn)
. VALERIE CHARLTON : NAISSANCE D’UN MONSTRE (15 mn)
. OUVERTURE ORIGINALE DU FILM (4 mn)
. DES CROQUIS À L’ÉCRAN : CARNET DE DESSINS DE TERRY GILLIAM (7 mn)
. “JABBERWOCKY” DE LEWIS CARROLL (2 mn)
Le poème Jabberwocky de Lewis Carroll lu par les acteurs Michael Palin et Annette Badland.
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE
. BANDE-ANNONCE 2019