Splitscreen-review Affiche de Smal Axe série réalisée par Steve Mc Queen

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Small Axe

Publié par - 28 mars 2021

Catégorie(s): Critiques, Séries TV / V.O.D.

Vidéaste réputé et reconnu dans l’univers de l’art contemporain, Steve Mc Queen est venu presque naturellement au cinéma en 2008 avec Hunger. Depuis, il a enchaîné trois réalisations dont deux, au moins, ont soulevé un enthousiasme critique unanime (Shame, 12 years a slave) tandis que la troisième recueillait un succès critique probant (Les veuves). Entre-temps, le cinéaste n’a en rien délaissé l’art contemporain. Il se prête toujours, de temps à autres (Giardini, 2009 ; Ashes, 2015), à des pratiques esthétiques qui lui permettent d’approfondir certaines réflexions menées sur les notions de représentation ou de spectacle tout en s’approchant d’une forme d’art sociologique. Il est d’ailleurs à noter que les 5 films réunis sous l’intitulé Small Axe donnent l’occasion à Steve Mc Queen de superposer le cinéma à l’art vidéo.

Small Axe. Cinq films donc. Cinq œuvres pensées comme des films de cinéma aux formats différents selon les œuvres toutes prévues pour une diffusion télévisuelle. Les films passent d’un 2.39 : 1 pour Mangrove, le premier volet de la série, au 1.66 : 1 d’Education le dernier épisode de Small Axe. Cinq opus, 5 actes qui ont pour objectif la mise en perspective d’un passé qui, filmé par un regard contemporain, s’invite dans notre époque. Cinq actes d’une Tragédie qui se prolonge et s’éternise.

Même s’ils se complètent, les 5 films se dissocient de leur contenu respectif pour mieux se rejoindre formellement par l’intermédiaire d’une problématique transversale : le traitement et la place accordée à la communauté noire des Antilles (West Indies) dans l’Angleterre des années 1970/80. Les films témoignent de la volonté de retrouver l’esprit et l’esthétique singulière propres aux films conçus à l’époque. Les 5 films de Small Axe respectent le grain des pellicules, les tonalités de couleur particulières proches de certains films d’Alan Clarke, etc. De fait, la portée des films prend une tournure étonnante. Small Axe est un ensemble fictionnel, certes, mais Small Axe abolit, d'une certaine manière, la frontière qui sépare la fiction du documentaire.

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Mangrove

Small Axe s’inscrit parfaitement dans une logique chère au metteur en scène. Chez Mc Queen, la traduction de sa pensée se traduit par deux motifs convergents qui reviennent tout au long de son travail de vidéaste et de son travail de cinéaste : l’observation des corps et l’intégration de ces corps à l’espace. Dans Small Axe, comme ce fut le cas dans les films précédents du cinéaste, l’espace est une matérialisation du ressenti et des réflexions qui assaillent les protagonistes. Ainsi, la caméra est au service du propos et du spectateur. La caméra signifie, accuse ou souligne les états d’âme conditionnés par les différentes formes d’oppression vécues et subies par les personnages.

Ce que la caméra de Mc Queen retranscrit, ce sont des vibrations, des sensations qui décryptent et reflètent les tourments qui habitent les corps et les âmes d’individus parasités par la sourde conscience de ce qui différencie, à leurs dépens, les membres de la communauté antillaise (même si d’autres minorités sont évoquées) du reste de la population britannique. Ce qui a fait la richesse du travail de Steve Mc Queen est toujours à l’œuvre dans cette série de 5 films. L’image, au-delà des phénomènes techniques mentionnés plus haut, est toujours investie des mêmes ambitions. L’image chez Mc Queen est un monde en soi. L’image est une sorte de palimpseste sensoriel et intellectuel. Ce qui est représenté dans l’image, l’état présent du film déterminé par la description de faits passés, laisse à penser que nous observons des versions antérieures de comportements qui sont encore, hélas, d’une indéniable contemporanéité. À la vision de Small Axe, il est impossible de se soustraire aux images insoutenables d’interpellations policières qui ont abouti à la mort de plusieurs personnes ces derniers mois.

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Mangrove

L’image est donc figurative et suggestive. La notion de palimpseste convoque plusieurs niveaux de lecture qui s’agencent en fonction de la spécificité d’un cadrage, d’une lumière, d’une tonalité chromatique, d’un mouvement de caméra, d’un angulaire sur-interprétatif. Les exemples abondent. Prenons un exemple dans un des deux films de la série qui sera, sans doute, moins commenté, Alex Wheatle (Mangrove et Lovers Rock seront sans doute les films les plus discutés puisqu’ils bénéficient du label Festival de Cannes 2020 et Education sera plus observé en raison de la dimension autobiographique de l’opus).

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Alex Wheatle

Dans Alex Wheatle, le sort du personnage central nous est signifié dès le début du film. Un cadrage d’une sévérité totale donne le ton. Alex est d’abord un enfant balloté d’orphelinats en familles d’accueil qui, lorsqu’il devient un jeune adulte, c’est le début de l’épisode, est écroué. Le film alterne entre des flashbacks qui retracent le passé et l’histoire d’Alex (ensemble de données objectives qui renseignent le spectateur sur l’inéluctable destin du personnage) et le présent d’Alex déterminé par un horizon carcéral qui laisse deviner, très probablement, quel sera le futur d’Alex. Un plan dans la cour de la prison interpelle le spectateur, au bout de 4min 30s environ, et résume l’approche habituelle de l’image par le cinéaste. Un point de vue démiurgique (position de caméra en plongée qui se situe au-dessus de l’espace réservé aux humains) nous montre Alex lors d’une promenade. Le jeune homme est appuyé contre un mur sur la gauche du cadre. Au centre de l’image, une ligne verticale coupe l’image en deux parties et sépare le personnage d’un espace en apparence moins agressif. Cette impression, cette sensation d’agressivité qui agit sur le personnage naît dans les éléments qui sont présents dans l’image. Au premier plan, dans la partie gauche du cadre, celle où se situe Alex, des barbelés composent un réseau de lignes chaotique, de circonvolutions qui emprisonnent encore plus le personnage. De l’autre côté du cadre, une issue inaccessible mais qui, dans l’absolu, ne constitue en rien un futur réjouissant : l’espace en apparence sans vie ne s’ouvre sur rien et tout indique qu’au-delà du visible il n’y a que le vide. Rien de tangible qui pourrait inciter Alex à se projeter dans un avenir possiblement enviable. La situation filmique peinte ici est des plus troublantes.

Dès le début du film, le montage alterne entre différentes temporalités et brouille les pistes et les sensations de lecture. Si nous considérons la continuité narrative telle que manipulée par le montage, le plan décrit plus haut apparaît comme un résumé du passé, comme une illustration du présent (la prison) et, au regard de la construction du cadre, comme une figuration du futur qui attend le jeune homme. Dans le plan que nous évoquions, la position de caméra n’est pas anodine non plus. L’angle démiurgique évoque une image fournie par une caméra de vidéo-surveillance. La caméra accuse le personnage. Elle est une matérialisation du regard que porte la société sur Alex qui semble condamné avant d’avoir commis quelconque autre acte répréhensible. La structure dramaturgique du film et la composition des plans permettent au spectateur d’immédiatement appréhender le ressenti d’Alex et de mesurer l’emprise du racisme institutionnalisé sur l’individu.

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Alex Wheatle

Un autre trouble naît également de la composition narrative du récit car à aucun moment, à ce stade de l’histoire, le spectateur n'est éclairé sur la nature des actes commis par Alex et qui lui ont valu d’être incarcéré. Il est coupable et désigné comme tel. Et même s’il est innocent, le personnage est au moins coupable de son innocence. La prison agira comme un révélateur. Seule issue ? L’intelligence. Se servir de sa capacité de réflexion pour opposer une forme de résistance à l’ordre qui l’intronise coupable à perpétuité.

Malgré l’indépendance scénaristique des 5 films, chaque épisode, à sa manière, participe à la réalisation d’une fresque qui brosse le portrait d’une époque décrite selon le point de vue d’une minorité opprimée qui n’avait nulle opportunité de s’exprimer en ce temps-là. L’Angleterre, Londres, dans les années 1970/80 est un espace de non-droit pour des individus dont le statut social se définit, aux yeux des autorités et des institutions britanniques, par leur couleur de peau.

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Alex Wheatle

Small Axe, dans la diversité des 5 films qui composent la série, est la proposition d’un contre-champ aux images officielles diffusées à l’époque. Le constat est brutal. D’autant plus que certaines scènes reviennent de manière récurrente pour interagir avec notre lecture de certains faits contemporains. Citons par exemple des scènes d’altercation ou de manifestation filmées de manière documentaire, caméra à l’épaule et en plans serrés pour être au plus près des corps. Mc Queen éprouve le spectateur doublement. D’abord affectivement en raison du phénomène d’identification qui est à l’œuvre puisque les personnages que nous suivons se trouvent être des manifestants ou des opprimés. Et puis, dans un second temps, intellectuellement puisque le regard est soumis à l’expérience de l’observation de détails qui disent les sentiments qui étreignent les individus. Une constante se matérialise. Le quotidien des Antillais présents en Angleterre était/est contaminé par un racisme protéiforme et institutionnalisé (police, système éducatif, politique, justice, etc.) qui se diffuse insidieusement pour devenir une norme civique : cris d’animaux, insultes, agressions verbales ou physiques, gestuelle déplacée, regards, etc. Toute une panoplie de témoignages de haine, de mépris ou d’indifférence illustre le rapport des « blancs » aux Antillais. Les actes, les regards définissent une toile de fond, un paysage, un arrière-plan qui, souvent, phagocyte la dramaturgie mise en évidence.

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Red, White and Blue

Nous l’avons dit, des attitudes, des états, hélas, entrent en résonance avec notre présent. Des arrestations, des hommes plaqués au sol, face contre terre. Plans rapprochés, plans-séquences. La caméra capte l’inquiétude puis les regards traduisent l’incrédulité et la résignation. Les plans durent. Assez pour que l’insoutenable submerge le spectateur, assez pour que nous comprenions que ce qui nous émeut aujourd’hui n’est pas nouveau. Assez pour que l’intolérable fixe la mesure du plan et que nous assimilions que l’horreur est là depuis longtemps. Les images n’existaient pas mais elles se diffusent désormais de partout. Steve Mc Queen redonne vie à ceux qui n’ont jamais existé faute d’images.

L’ensemble de films qui composent Small axe se place sous le signe d’un spleen consécutif à la douleur d’âme qui touche des personnages qui ont abdiqué. Enfin pas tous, heureusement. Mais, majoritairement, cet état affectif asthénique contamine l’œuvre et il définit l’horizon plastique des 5 films (lumière, grain, dominante chromatique, etc.). À tel point qu’il n’est pas inopportun d’imaginer que les souffrances qui affligent les protagonistes constituent la condition élémentaire au maintien sous contrôle des minorités noires mais que ces tourments deviennent, au fil du temps, par habitude une caractéristique identitaire des communautés concernées. Nous trouvons là une caractéristique qui s’applique au paysage humain qui habite les 5 films. Le fatalisme qui imprègne Small Axe est le lien de causalité qui donne un élément de réponse pour comprendre pourquoi, finalement, la situation sociale n’est pas plus explosive.

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Mangrove

L’ordinaire qui qualifie le quotidien des Antillais participe à contenir la communauté dans un état qui n’autorise jamais l’épanouissement affectif des êtres. Ce qui enferme l’individu désunit le collectif. Là est peut-être l’essentiel du propos de Mc Queen. Où que se trouvent ses personnages, ils sont prisonniers ou se comportent comme tels, ils sont enfermés même à l’extérieur. La rigueur des cadrages (voir l’exemple évoqué un plus haut) cloisonne les hommes, les femmes et détermine les limites des libertés individuelles ou collectives. Dans Mangrove, l’écran large, dans un format voisin du cinémascope, ajoute à la claustration. Des verticales tissent un réseau de lignes, en extérieur comme en intérieur, qui cloisonnent les individus. L’exiguïté du restaurant contribue à soumettre les personnages aux règles sociétales car l’espace de liberté qu’il revendique est vite saturé par la présence d’autres personnes en quête d’évasion même si, comme l’indiquent les cadrages, tout échappatoire est illusoire. La parenthèse mérite visiblement d’être vécue, d’être éprouvée quitte à subir les outrages récurrents des policiers mus par une volonté raciste. Venir au Mangrove est une respiration nécessaire à chacun afin de supporter le quotidien.

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Lovers Rock

Dans Lovers Rock, l’espace réservé à la soirée dansante se résume à une pièce étroite qui souligne remarquablement l’opposition entre un état d’enfermement et l’énergie vitale, certes contrainte par la taille des lieux, qui se développe ici envers et contre tout. Disco, funk, reggae et quelques morceaux langoureux invitent les corps à se rapprocher et à se toucher. L’espace réduit se fait l’allié des désirs de toutes et tous. La caméra frôle les corps, les caresse, elle donne de la matière à la sensualité qui gagne l’assemblée. Ces rapprochements consentis et souhaités, espérés même, répondent à un besoin de consolation qui nourrira chez certains, une fois la griserie de la soirée retombée, la mélancolie constitutive du paysage humain de Small Axe. Pour quelques-uns, la parenthèse enchantée se prolongera et les personnages tenteront de l’inscrire dans leur futur. Mais Lovers Rock est une exception, un moment d’élection. Le réel est à l’extérieur, jamais très loin, dans la rue à quelques pas, prêt à dicter et à imposer sa logique.

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Lovers Rock

Dans Small Axe, en jouant avec les possibilités formelles, Mc Queen se préserve d’une méprise possible. Le cinéaste évite l’équivoque qui laisserait entendre que son film serait illustratif. La convergence et la cohérence qui existent entre le propos intentionnel et sa mise en œuvre annihilent, dans la perception consciente ou inconsciente de l’argumentaire par le spectateur, toute confusion potentielle. La vision atemporelle de Mc Queen est limpide, il s’agit, avec Small Axe, de mettre en scène un état, un statut social et, enfin, de donner à une communauté l’espace qu’elle n’a jamais eu.

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Education

Crédit photographique : Copyright BBC / Photo by Des Willie - © McQueen Limited  / ©Amazon prime

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