Pour la réouverture des salles de cinéma, ce 19 mai, Malavida distribue dans une version restaurée le premier film du réalisateur serbe Slobodan Šijan : Qui chante là-bas ? Un road-movie aux accents loufoques qui avait fait partie de la sélection Un Certain Regard en 1981 et dont la copie devait intégrer la sélection Cannes Classics de l’édition 2020 du Festival de Cannes.
Après le prologue, un intertitre nous indique la date à laquelle se déroule la trame : le 5 avril 1941. Cette date se place comme un rappel de l’histoire de la Yougoslavie puisqu’elle indique la veille de son invasion par le Troisième Reich, notamment par l’opération « Châtiment ». L’intrigue du film se place donc dans cette courte trame qui précède le drame. La tension est palpable et le compte à rebours est lancé.
Mais l’heure n’est pas à ces inquiétudes et nous découvrons des personnages qui ont pour seul objectif de prendre le bus afin de se rendre à Belgrade, chacun pour des raisons très personnelles. Une fois le bus arrivé à destination, on découvre un conducteur bougon et porté sur la bouteille ainsi que le chauffeur, son fils, un jeune homme que l’on peut qualifier de simplet. On comprend alors très vite que le film va s’intéresser à la diversité des personnages qui prennent ce bus et que le film se plaira à naviguer entre différentes tonalités propres à divers univers. Au départ du bus, le voyage commence avec un chanteur bellâtre, un notable germanophile aux idées arrêtées, un vieillard vétéran, un chasseur maladroit, un tuberculeux et deux jeunes tziganes dont l’arrivée éveille les a priori des autres passagers. Au cours de l’épopée s’ajoutera un couple de jeunes mariés avides de voir la mer pour leur lune de miel.
On suppose alors que la trame du film s’apparentera aux divers récits de personnages réunis sur une même route, dont les ouvrages les plus iconique du genre sont probablement Boule de Suif de Maupassant et son émule cinématographique, Stagecoach de John Ford. Mais loin de l’ingratitude rouennaise ou de la destinée manifeste américaine, notre chevauchée fantastique dans les Balkans est davantage portée sur le plan du comique de situation.
Comme supposé, le caractère humoristique du film se manifeste d’abord par la rencontre de ces différents personnages que seul un transport en commun pouvait rassembler. L’imprévisibilité de la trame est probablement ce qui donne de la dynamique et de la qualité au film. Loin de suivre l’itinéraire prévu au milieu de l’actuelle réserve naturelle Deliblatska peščara, le bus doit subir bien des arrêts et détours en raison de routes bloquées par l’armée ou par des propriétaires ayant labouré un tronçon de la route qui traverse un de leurs champs. À chacun de ces obstacles, la tension entre les personnages ne cesse de monter vers une possible catharsis. La singularité de cette trame se trouve notamment dans ses intermèdes métatextuels, dans lesquels les deux jeunes Tziganes se tournent face à la caméra, accordéon en main, guimbarde en bouche, et chantent. À la manière d’un chœur théâtral, ces intermèdes font la jonction entre les différents actes du drame mais font également le lien entre l’histoire du film et l’Histoire, comme un rappel du caractère tragique qui plane au-dessus de cette comédie.
En plus de l’ironie dramaturgique, l’humour est aussi lié aux caractéristiques des personnages, qui ne manquent pas de contradictions. On le constate notamment avec le conducteur du bus (Pavle Vujisić), le personnage principal, qui semble au départ être à cheval sur les lois et règlements. Il ne prend de passagers qu’aux arrêts de bus, demande à voir l’acte de mariage des nouveaux époux un peu fougueux et refuse que l’on chante dans son bus. Paradoxalement, son intégrité devient très relative quand il est question de se faire une petite marge en prenant à bord des porcelets ou encore lorsqu’il s’agit d’épier les ébats des amants.
Au visionnage de Qui chante là-bas ?, on retrouve des traits souvent rattachés à ces cinéastes de pays d’Europe de l’Est anciennement dominés par le communisme. Au contraire d’un misérabilisme, ce sont souvent des films qui approchent les diverses tragédies qu’ont pu connaître ces territoires, mais les traitent par le biais de l’humour décalé. De la même manière que La chevauchée fantastique de John Ford, le film illustre les différentes faces de la sociologie balkanique qui, dans ses vices et vertus, forment son identité. Loin d’un regard moraliste, le cinéaste propose avant tout la spécificité de cette région de l’Europe particulièrement liée au folklore tzigane. Ce mélange territorial dont on retrouvera ultérieurement certaines saveurs, entre autres, dans les films d’Emir Kusturica.
Crédit photographique : © Malavida