Splitscreen-review Image de Le dernier métro de François Truffaut

Accueil > Cinéma > La peau douce et Le dernier métro

La peau douce et Le dernier métro

Publié par - 3 juin 2021

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

François Truffaut est l’archétype du cinéaste guetté, espéré et critiqué parfois avec sévérité. Il faut dire que la considération de son travail de metteur en scène est, encore aujourd’hui, conditionnée par la lecture des textes qu’il a rédigés alors qu’il pratiquait la critique de films. Il est vrai que ces textes-là ressemblaient, comme le fit remarquer Rossellini lors d’une rencontre avec les rédacteurs des Cahiers du cinéma, à des notes d’intention. Dans les écrits de Truffaut critique, il est donc possible, déjà, de se faire une idée de ce que pourrait être le cinéma de Truffaut cinéaste.

À partir de là, nombreux furent les commentaires qui pointaient, un peu rapidement à notre goût, certains rapprochements formels et esthétiques entre une partie de l’œuvre filmique de Truffaut et quelques cinéastes qu’il a, sous sa plume, égratignés. Il nous semble que ce parti pris vise plutôt à étancher une soif de vengeance ou, quelques fois, à un véritable règlement de compte par films interposés. Pour mesurer l’œuvre, pour voir ce qu’elle nous dit encore aujourd’hui et ce qu’elle lègue au cinéma, il est indispensable de ne considérer le travail du cinéaste que sous l’angle des œuvres pour ce qu’elles sont. Non pas pour y trouver un argumentaire à charge mais pour tenter d’y trouver une cohérence et un style.

Splitscreen-review Image de Le dernier métro de François Truffaut

Puisque Rossellini prétendait que le contenu des articles rédigés par les jeunes Turcs des Cahiers constituait une véritable profession de foi, voyons ce que Truffaut écrivait et tentons de schématiser, au risque de nous tromper, sa vision du cinéma. Ce que Truffaut, pas toujours avec justesse, vilipendait par-dessus tout dans le cinéma français, c’était la propension d’une partie de la production cinématographique à choisir des sujets culturellement reconnaissables et reconnus (textes, romans, pièces de théâtre) et de les mettre en lumière selon une forme totalement soumise au contenu et au texte. Autrement dit, Truffaut reprochait à l’industrie cinématographique française de produire des œuvres où l’image était systématiquement assujettie au texte qui servait de support, de sujet et de finalité aux films. Ce que Truffaut n’aimait pas dans le cinéma, au risque de faire des amalgames, c’était l’absence de vision, la soumission au matériau, en d’autres termes, l’absence de style.

La sortie simultanée de La peau douce et du Dernier métro dans de remarquables éditions chez Carlotta Films offre aux observateurs la possibilité d’étudier deux œuvres conçues à 16 ans d’intervalle et de les considérer comme deux exemples. Deux films comme deux cas qui nous permettraient de voir l’évolution du travail de l’auteur et de l’estimer selon sa volonté et sa capacité à transformer le texte scénarisé en images filmiques. D’abord, à la relecture, tentons de relever des points de rencontre entre deux films aux traitements formels et esthétiques différents pour essayer de comprendre comment le cinéaste échange ou dialogue en 1980 avec le metteur en scène qu’il était en 1964.

Splitscreen-review Image de La peau douce de François Truffaut

Il nous apparaît déjà évident que La peau douce et Le dernier métro sont tous deux architecturés autour d’une thématique qui prend sa source dans ce que l’on nomme « l’amour courtois ». Plus précisément, les deux films auscultent des sentiments qui ont pour vocation de définir, une fois vécus et acceptés pour ce qu’ils sont par les concernés, des principes de vie qui se conformeraient à une logique naturelle dans l’élaboration des relations entre humains (deux êtres éprouvent des sentiments l’un pour l’autre, ils les admettent et ils acceptent de vivre ces sentiments sans calcul et sans nuire à autrui).

Lorsque l’on y pense, il est flagrant que l’ensemble de l’œuvre est une suite de variations sur ce thème. Comme tous les cinéastes importants, Truffaut est perclus d’obsessions diverses qu’il ne cessera, d’œuvre en œuvre, de creuser, de méditer et d’approfondir. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles le cinéma de Truffaut est l’objet d’une méprise entretenue délibérément et pendant longtemps à l’encontre de sa filmographie. Certains par manque d’intérêt ou manque de finesse d’interprétation et d’autres volontairement ont confondu une sorte de simplicité formelle et thématique, revendiquée par l’auteur, et une prétendue superficialité qui étiquetait certains films tels que Les deux Anglaises et le continent, L’histoire d’Adèle H., L’homme qui aimait les femmes ou encore Le dernier métro. Le dernier métro, l’un des films qui nous intéressent particulièrement aujourd’hui, fut tourné en 1980 et ne bénéficie pas toujours des mêmes considérations que La peau douce tourné 16 ans plus tôt. Pourtant, après les avoir revisités, il nous a semblé que les deux films sont assez proches, qu’ils dialoguent à distance. Ainsi Le dernier métro modifie et manifeste quelques différences avec La peau douce autour de mêmes préoccupations. L’un est une déclinaison, une fluctuation de ce qui anime l’autre. Au centre de ce qui se questionne dans les deux films, l’approche de « l’amour courtois » que nous avons évoqué.

Splitscreen-review Image de La peau douce de François Truffaut

Mais au-delà de cette seule problématique qui traverse toute l’œuvre, des figures de style se répondent d’un film à l’autre. La peau douce s’ouvre sur une série de plans qui montrent un homme, Pierre Lachenay (Jean Desailly) sortir du métro pour rejoindre son domicile. Il s’extirpe littéralement d’un monde souterrain pour faire surface, pour retrouver la lumière du jour. Le film, tourné en noir et blanc, ne donne jamais la possibilité à ce monde, la France du début des années 1960, de briller ou de révéler ses possibles attraits. L’image est presque sans relief, elle est terne et tend à gommer les spécificités de ce monde. L’image ne caractérise rien, elle uniformise, elle nivelle tout. Le monde tel que nous le voyons à ce moment-là échappe à toute dimension objective. Le monde tel qu’il est représenté reflète les pensées de Lachenay et l’image se fait l’écho d’une perception singulière des réalités françaises de l’époque.

Le monde peint par le film prend pour décor une France encore sous l’emprise de principes archaïques ou, au moins, contraire aux préoccupations philosophiques qui abondent dans les années 1960. Pierre Lachenay est empêtré dans une logique elle-même hantée par un siècle qui n’a plus cours, le XIXème. Pierre rentre chez lui. Il est pressé, il doit se rendre à Orly pour prendre un vol à destination de Lisbonne où il doit donner une conférence sur Balzac. Pierre est en retard. Il se hâte. Un ami le conduit à l’aéroport en outrepassant les limites de vitesse. Qu’à cela ne tienne, Pierre est tout de même en retard. Une hôtesse l’accompagne jusqu’à l’avion au moment où des employés de l’aéroport d’Orly retirent la passerelle d’accès à l’appareil. Des escaliers, encore. Pierre emprunte la passerelle d’embarquement. Mais cette fois, les marches qu’il gravit lui permettent de se soustraire aux aléas terrestres. Il n’est plus question de sortir du sol pour retrouver la surface, il est question de quitter la surface terrestre pour atteindre un espace céleste, un espace d’élection.

Splitscreen-review Image de La peau douce de François Truffaut

Au sommet de la passerelle, Pierre est au-dessus du monde, il échappe à la pesanteur. Il croise alors une hôtesse, Nicole (Françoise Dorléac), venue l’accueillir à l’entrée de la cabine. Soudain, l’horizon de Pierre s'illumine, son esprit, son âme et ses sens s’éveillent ou, plutôt, se réveillent. Pierre voit brutalement le monde différemment. La rencontre dont il est question ici est un accident improbable, une collision temporelle entre des éléments disparates, le classique et le moderne.

Pierre est sous le charme, il est véritablement envoûté par l’inimaginable, surpris sans doute par la manifestation de sentiments et de sensations qu’il ne connaissait pas ou qu’il ne pensait plus possible d’éprouver. Nicole est d’ailleurs, d’un autre monde que le sien. Socialement, c’est une évidence mais elle est surtout d’un autre monde temporel. Nicole appartient à son époque et elle envisage même l’époque suivante. Nicole est moderne, contemporaine parce qu’elle a choisi ce temps. Pour Pierre, ce choix est impossible puisque sa vie s’est construite sur la pertinence de son regard sur le passé. S’il comprend aussi bien Balzac, s’il en parle avec autant de conviction, c’est parce que Pierre est intellectuellement et moralement contemporain de Balzac. Il devra donc céder à la force gravitationnelle, Pierre devra revenir sur terre pour retrouver ce qui constitue l’assise de son existence.

Lorsque, de retour à Paris, il donnera rendez-vous à Nicole à l’étage d’un immeuble en construction, la jeune femme le rejoint puis le quitte, consciente de l’inadéquation qui se précise entre eux. Pourtant, les deux personnages échappent (ou tentent de le faire) ici aussi aux réalités terrestres, ils ne sont plus en contact direct avec le sol. Mais les regards sont aspirés par le vide et se concentrent sur l’activité humaine qui est au pied de l’immeuble en construction. L’immeuble n’est pas mouvement, le souhait (le rêve ?), le dessein de Pierre figent toute dynamique, ce que Nicole, femme de son temps, ne peut accepter. La promesse d’un futur ne peut plus s’accomplir dans la mesure où une règle tacite entre les deux personnages n’est plus respectée : la modernité nous dit que l’amour ne peut pas s’implanter selon des principes qui ne conviennent qu’à l’un des protagonistes de l’histoire. Le pacte est rompu, l’une n’est plus l’égale de l’autre. L’amour n’a plus rien de courtois. Restera au triangle amoureux, le mari, la femme et la maîtresse à statuer sur l’avenir de chacun.

Splitscreen-review Image de La peau douce de François Truffaut

Le dernier métro, film assez proche dans la construction verticale de son récit, reprend à son compte quelques éléments dramaturgiques et formels présents dans La peau douce et notamment une relation extra-conjugale. Mais cette fois le film se structure sur un triangle amoureux constitué de deux hommes et d’une femme. Surtout, nous retrouvons les dimensions présentes au début de La peau douce : le souterrain (le métro dans le premier et la cave du théâtre dans le second), la surface (la réalité et le contexte des époques filmées) et un ailleurs qui est la promesse d’un avenir possiblement meilleur (l’avion, la scène de théâtre). Notons que l’espace d’élection, dans les deux films, est associé à une expression artistique : le cinéma et sa syntaxe dans La peau douce et le théâtre observé depuis une caméra de cinéma dans Le dernier métro. À chaque fois, pour Truffaut, il est tout de même question de se servir de l’art pour regarder de manière clinique (La peau douce) ou métaphorique (Le dernier métro) les réalités françaises d’un temps.

Splitscreen-review Image de Le dernier métro de François Truffaut

La logique de verticalité que nous soulignons introduit et nourrit, outre la cohabitation du souterrain, de la surface et de l’ailleurs, d’autres enjeux. Ce qui change et qui a son importance, c’est le contexte. Le dernier métro se passe en France occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. Lucas Steiner (Heinz Bennent), le directeur du théâtre Montmartre, est contraint, parce qu’il est juif, de se réfugier dans la cave du théâtre pour se soustraire aux injonctions des autorités allemandes et françaises. Il cherche d’abord à fuir la zone occupée puis, dans l’impossibilité de rejoindre la France libre, il se résigne à attendre. Réfractaire à cette idée, il va trouver un palliatif à l’impossibilité d’exercer sa profession qui est, avec l’amour qu’il voue à son épouse, Marion (Catherine Deneuve), sa seule raison de vivre. Lucas Steiner trouve le moyen, par l’intermédiaire des conduits de chauffage, d’entendre et de suivre l’évolution des répétitions de la future pièce qui sera jouée sur la scène du théâtre Montmartre. Et Lucas Steiner prend des notes et agit comme un véritable metteur en scène lorsque Marion lui rend visite le soir une fois le théâtre vidé de ses acteurs. Mais il ne fait pas que cela, il entend aussi sourdre un amour naissant entre son épouse et un jeune acteur, Bernard Granger (Gérard Depardieu), par ailleurs résistant actif (dans le film).

Lucas Steiner vit une expérience qui vise à considérer l’abolition de la frontière entre l’espace public et l’espace privé. La pièce décrit une histoire d’amour qui déborde sur la vie de Marion et de Bernard tandis que dans sa forclusion ultime, dans son lit, dans sa vie, dans ses nuits et même dans sa relation à son épouse, Lucas Steiner est un metteur en scène à plein temps. Il est, d’une certaine manière, celui qui va articuler la transposition du sentiment amoureux de la scène à la ville.

À travers le cas de Lucas Steiner se raconte aussi une autre histoire, plus vaste, une histoire qui est une horreur absolue mais qui fut, en certaines circonstances, éclairée par des attitudes qui font le prix de l’existence. Lucas Steiner est archétypique de l’histoire de nombreux individus chassés par les autorités, des Juifs principalement, qui ont participé et œuvré en silence au fonctionnement des industries du spectacle pendant l’occupation.

La théâtralité affichée dès l’ouverture du film peut décontenancer le spectateur pressé d’entrer dans le sujet du dernier métro le plus rapidement possible (la fin très habile du film apparaîtra comme un écho à cette scène d’ouverture). Là est le risque avec Le dernier métro, se hâter de vouloir pénétrer à tout prix une dramaturgie qui finalement dévoilera ses atours une fois acceptés les partis pris formels. Le schéma narratif du film trouve sa raison d ‘être dans la volonté de créer une distance entre le film et les spectateurs. Le dernier métro, dans la superficialité qu’il revendique, est un théâtre qui abrite différentes strates narratives qui, toutes, agissent d’abord sur l’intellect avant de toucher l’affect. Comme dans La peau douce donc, mais avec un traitement différent, c’est par la réflexion que naît l’émotion.

Splitscreen-review Image de Le dernier métro de François Truffaut

Ce qui est remarquable avec Truffaut, et ces deux éditions viennent à point nous le rappeler, c’est l’humilité et la simplicité avec lesquelles le cinéaste aborde des questions profondes et complexes. Les films de Truffaut s’appréhendent avec naturel, presque avec l’évidence de leur condition. Il ne faut cependant pas s’y tromper, la sincérité qui s’affiche dans les images de tous les films de l’auteur n’est en rien naïve ou rudimentaire, il faut plutôt envisager la simplicité du découpage et de la mise en scène comme un espace d’incubation qui sert l’éclosion de réflexions brillantes et de sentiments intenses. Truffaut a toujours produit un cinéma à hauteur de femme ou d’homme, un cinéma qui récuse la possibilité de poser un regard sur les choses qui prétendrait définir une somme de valeurs absolues. Rendre des choses complexes aussi évidentes comme le fait le cinéaste, n’en déplaise à ses détracteurs, témoigne d’une maîtrise qui n’appelle pas à la controverse et qui ne laisse pas de place au doute. Truffaut était grand.

Crédit photographique :

© 1964 - Athos Films / MK2 Films

© 1980 Janus Films/Criterion / MK2 Films

Suppléments :
La peau douce
. COMMENTAIRE AUDIO DE SERGE TOUBIANA (BIOGRAPHE DE FRANÇOIS TRUFFAUT) AVEC JEAN-LOUIS RICHARD (SCÉNARISTE DU FILM)
. PRÉSENTATION DU FILM PAR SERGE TOUBIANA
. ACTUALITÉS TÉLÉVISÉES : FRANÇOISE DORLÉAC ET NELLY BENEDETTI À PROPOS DU FILM "LA PEAU DOUCE" (2 mn)
Réalisation : Mario Beunat (journaliste) -  © 1964 INA
. PREMIÈRE-MAGAZINE (4 mn) -  © 1964 VRT TV-ARCHIVES
. CINÉASTES, DE NOTRE TEMPS : FRANÇOIS TRUFFAUT OU L’ESPRIT CRITIQUE (10 mn – HD*)
Réalisation : Jean-Pierre Chartier - © 1965 INA
. L’ANCIEN ET LA MODERNE (10 mn )
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE
INCLUS DE NOMBREUX MEMORABILIA
. FAC-SIMILÉ DU 1ER TRAITEMENT DU SCÉNARIO
. FAC-SIMILÉ DU DOSSIER DE PRESSE DU FILM
. FAC-SIMILÉ DU DOSSIER DU FILM EXTRAIT DE LA REVUE LA CINÉMATOGRAPHIE FRANÇAISE
. JEU DE 5 PHOTOS
. AFFICHE

Le dernier métro :
. COMMENTAIRE AUDIO DE JEAN-PIERRE AZÉMA (HISTORIEN) AVEC SERGE TOUBIANA (BIOGRAPHE DE FRANÇOIS TRUFFAUT) ET GÉRARD DEPARDIEU
. PRÉSENTATION DU FILM PAR SERGE TOUBIANA
. LES NOUVEAUX RENDEZ-VOUS (11 mn)
Réalisation : Rémy Grumbach - © 1980 INA
. CINÉ-REGARDS : LE FILM DE LA SEMAINE (2 mn)
Réalisation : Pierre-Alain Beauchard - © 1980 INA
. LE CINÉMA DES CINÉASTES : FRANÇOIS TRUFFAUT PARLE DU "DERNIER MÉTRO" (46 mn - HD) Exclusivité Blu-ray
Réalisation : Claude-Jean Philippe - © 1980 INA
. L’INVITÉ DU JEUDI : FRANÇOIS TRUFFAUT (56 mn) Exclusivité Blu-ray
Réalisation : Gilles Daude - © 1980 INA
. LE PARTAGE DU PLAISIR : SOUVENIRS PERSONNELS DU "DERNIER MÉTRO" (67 mn – HD).
. "LA PETITE GRAINE" un court-métrage de Tessa Racine (1998 – Couleurs – 19 mn) 
Exclusivité Blu-ray
. SCÈNE COUPÉE (5 mn)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE
* en HD sur la version Blu-ray Disc™
// UN LIVRE DE 200 PAGES (INCLUS 50 PHOTOS D'ARCHIVES RARES)
"DANS LES COULISSES DU DERNIER MÉTRO" DIRIGÉ PAR JÉRÔME WYBON
// UN VISUEL EXCLUSIF CRÉÉ PAR JONATHAN BURTON

Partager