Après The rider, nous attendions avec impatience le nouveau film de Chloé Zhao. 2021 devrait d’ailleurs être une année prolifique pour la cinéaste puisque deux films sont annoncés. D’abord, ce 9 juin, arrive enfin Nomadland qui devait initialement sortir au début de l’hiver 2020 et qui a été reporté à ce printemps 2021, pandémie oblige. Puis, à la rentrée, Chloé Zhao sera encore présente avec un blockbuster produit par Marvel Studio, Les éternels.
Nomadland décrit une trajectoire individuelle qui est aussi symptomatique d’une vision du monde et de certaines tendances propres à notre époque. Le film se construit selon une boucle narrative indexée sur l’enchaînement des saisons et suit un personnage singulier, Fern (Frances Mc Dormand), la soixantaine. Elle vient de perdre son emploi après la fermeture de l’usine qui les employait elle et son mari, décédé depuis peu. Fern n’a pas grand-chose enfin ne possède plus grand-chose. Sa maison ne vaut plus rien puisqu’elle a été construite dans une partie du Nevada dépourvue de ressources ou d’activités économiques qui permettraient à Fern de rebondir ou bien de vendre pour redémarrer une vie ailleurs. Pour survivre, littéralement pense-t-on dans un premier temps, Fern vend quelques biens de valeur afin de s’acheter une camionnette pour y vivre et pour suivre le calendrier des emplois saisonniers. Fern est une nomade. Elle abandonne tout (enfin pas grand-chose finalement) pour suivre une trajectoire dictée par la possibilité d’occuper des emplois temporaires mais rémunérateurs à minima. Fern est donc une itinérante précaire.
Fern suit un cycle précis : un emploi pour les fêtes de fin d’année chez Amazon pour assurer la préparation et l’envoi massif de colis puis hôtesse de camp dans un camping, serveuse dans un fast-food, etc. avant de revenir vers Empire et Amazon l’année suivante et ainsi de suite. Les péripéties qui jalonnent le parcours (disparition de Swankie, rencontre de David, les aléas du quotidien et de la route) pourraient ressembler aux étapes d’un cheminement initiatique cher au Western mais il n’en est rien. Il n’est pas question d’initiation mais de survie. Il s’agit donc plutôt de voir que la vie suit son cours et que chaque incident de parcours sert à définir, pour nous spectateurs comme pour le personnage, la véritable identité de Fern. Son nom donne un indice : Fern (fougère si nous traduisons). Fern est plus d’un territoire naturel que d’une communauté. Fern n’a plus grand-chose à faire avec la compagnie des humains. C’est d’ailleurs le principal intérêt du film, observer comme Chloé Zhao sait filmer ce qui relie l’humain à l’univers qui l’entoure.
Nomadland fait le récit d’une histoire qui dit la dichotomie qui peut exister entre des individus et un fonctionnement social régi par des rituels qui ne conviennent pas à tous. Fern, si elle sait s’accommoder de certaines règles sociales, n’est jamais autant en adéquation avec son être profond que lorsqu’elle se soustrait de la société pour communier, même dans la douleur, avec la Nature. Les cadrages sont explicites. Les scènes où Fern est en contact avec un monde étranger à la logique du sien (le monde du travail, les visites chez la sœur de Fern ou dans la famille de David) sont filmées en plans serrés ou alors sont sujets à des compositions très travaillées où le décor sert de motif à la retranscription de la claustration du personnage. Inversement, lorsque Fern est sur la route ou stationne dans un camp quelconque, les plans sont plus amples (plans moyens, plans larges, plans d’ensemble) et nous disent combien l’espace et la nature rendent compte de ses aspirations intimes. Même lorsque Fern est filmée dans l’espace exigu de son van, les plans ne traduisent jamais une astreinte mais ils définissent un espace qui figure l’identité du personnage qui l’a investi. Les objets, les ustensiles, l’agencement et la fonctionnalité du van transformé en habitat s’indexent sur le minimalisme requis pour vivre en osmose et sans interférence avec l’espace américain. Les contraintes initiales, la perte d’emploi, le décès de l’époux, la soudaineté et la violence de la pauvreté se transforment en vecteurs de communion avec le monde naturel. Il faut voir d’ailleurs comment le paysage s’ouvre à la camionnette qui déambule au gré de routes écrasées par l’immensité du décor. Point de disjonction, juste une acceptation. Le van s’engouffre dans un univers plus grand que tout et ce dernier l’accueille sous certaines conditions qui décideront de l’avenir de Fern.
Car il faut survivre. Alors Fern concède à ce monde un peu de son temps pour gagner l’argent qui lui permet de subvenir à son existence. Mais Fern est sur la corde raide : un accident, un problème mécanique et tout déraille. Fern est soumise aux principes financiers du monde, elle redevient dépendante. La situation devient extrême pour quelqu’un qui n’existe que dans l’indépendance et qui s’est organisé pour se retirer, le plus possible, d’une société qui ne correspond pas à ses aspirations. Ce point scénaristique sera l’occasion d’une très belle séquence : Fern retrouve sa sœur en Californie afin que cette dernière lui prête l’argent nécessaire à la remise en état de son van. Là se diront les différences, les désaccords mais aussi, d’une certaine manière, l’amour fraternel qui unit les deux femmes.
Tous les ingrédients pour un pamphlet politique sont réunis et pourtant Nomadland trompe cette attente. Par exemple, le film évite soigneusement d’arpenter les territoires d’une charge politique à l’encontre du géant de la vente en ligne. Nomadland affirme ainsi son statut de fiction qui se développe sur des territoires que seul le cinéma indépendant américain ose explorer. Le film n’est pas un phénomène sociologique pour autant. Nomadland n’a pas pour volonté de peindre le portrait d’une Amérique des laissés-pour-compte et des abandonnés du système. Le film s’inscrit dans une logique différente de celle que la majorité des gens connaissent, acceptent ou subissent. C’est tout. Il s’agit de créer une fiction plausible qui s’inscrit dans un paysage singulier, celui d’une communauté d’individus qui échappent aux modèles que tente de nous vendre un monde satisfait de ce qu’il produit. L’art de Chloé Zhao, ce fut déjà l’objet de The rider, consiste à imaginer des péripéties fictionnelles qui touchent à l’universel et de les développer dans un monde qui n’est pas montré en dehors du documentaire ou du reportage à sensation.
Par-dessus tout, ce qui intéresse la réalisatrice, c’est le rapport inaliénable qui existe encore dans la société américaine entre des individus et certaines valeurs américaines attachées à définir comment l’humain est susceptible de s’inscrire dans le territoire américain. À ce sujet, le nomadisme suggéré par le titre entraîne le film du côté du Western. Nomadland emprunte quelques codes et quelques problématiques soulevés par le genre. En premier lieu, le récit et les personnages (majoritairement interprétés par des amateurs qui reproduisent à l’écran des situations qu’ils connaissent au quotidien) sont en mouvement. Fern et les personnages du film ne cessent de se déplacer dans le temps et à travers l’espace. Cette dynamique, plus ou moins volontaire, convoque l’image de ces convois de pionniers vus dans moult westerns qui arpentaient le territoire en quête d’un idéal. Il n’est pas interdit non plus de voir dans ces déambulations conscientes une imitation des comportements de certaines tribus indiennes qui suivaient les migrations animales elles-mêmes sujettes aux fluctuations climatiques liées aux saisons. Ici, sur ce point précis, Nomadland rappelle que la notion de frontière chère au Western se détermine autant par la conquête physique de ce territoire que par la possibilité (ou non) de s’adapter aux particularités topographiques et climatiques de ce territoire.
Si nous souhaitons à tout prix trouver matière aux prémices d’une éventuelle critique formulée à l’encontre de la politique américaine, c’est peut-être sur cette idée du déplacement imposé à l’individu. Car cela ne lui laisse jamais l’opportunité de s’approprier l’espace afin de l’investir de sa volonté et de ses désirs. L’espace américain, dans le Western donc selon quelques principes mythologiques, appartient historiquement à celui qui s’en empare, qui le transforme et qui le fait fructifier. Aucun des personnages de Nomadland n’est jamais en mesure de le faire. Ils sont privés du droit de posséder. Mais cet état n’est que le point de départ de l’aventure que nous propose le film. La quête n’est pas matérialiste, elle est spirituelle ou existentielle. Car si le film, nous l’avons évoqué, n’adopte pas le schéma d’un récit initiatique, il ne fait pas abstraction de certains apprentissages indispensables à la survie dans un milieu que nous pouvons qualifier d’hostile. Il faut apprendre à domestiquer des peurs nouvelles, à composer avec des règles imposées par la crudité du quotidien et même à s’habituer à la violence contextuelle de la Nature.
Il y a dans Nomadland cette fascinante sensation d’entrer dans un monde dont nous savons qu’il décrit une réalité, au moins cinématographique, acceptée comme la restitution d’un monde tangible. Il y a aussi dans Nomadland ce savoureux mélange de violence latente (peu importe son origine), de solitude de l’individu confronté à un paysage sans cesse renouvelé et la mise en relief d’un monde âpre, rigoureux, rude mais sincère. Nomadland est à percevoir comme une quête, celle d’une femme qui cherche à retrouver un sens à son existence. Le film calque sa logique sur le parcours d’une femme amputée de tous ses repères et qui, pour ne pas sombrer, cherche à comprendre qui elle est. Nomadland nous convie à un voyage, celui de la découverte de soi pour gagner le plus beau des territoires, celui de la liberté.
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