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2 Films de Jacques Rivette chez Potemkine Films

Publié par - 16 juin 2021

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Après l’édition d’un réjouissant coffret Jacques Rivette composé de Céline et Julie vont en bateau et Le pont du Nord, Potemkine films édite à nouveau, ce printemps 2021, deux films de l’auteur dans de remarquables copies : Haut, Bas, Fragile et Secret Défense. Deux films qui, paradoxalement, reprennent quelques figures déjà évoquées dans le coffret de 2018 lorsque nous l’avions chroniqué sur Splitscreen-review mais qui témoignent aussi d’orientations scénaristiques qui dérogent aux règles dramaturgiques suivies en général par le cinéaste.

Les deux films ne répondent pas à la même volonté. Haut, Bas, Fragile est proche de Céline et Julie vont en bateau. Au moins dans son postulat de départ. Une forme légère qui correspond à un travail scénaristique choral (les trois interprètes féminines principales Nathalie Richard, Marianne Denicourt et Laurence Côte participent à l’élaboration de leurs personnages et du scénario) qui a pour mission d’investir Paris en été et de filmer la ville comme une sorte de village. Les rues se vident, peu de Parisiens passent l’été dans la cité, aussi est-il permis de croire et d’envisager que les histoires des unes et des autres peuvent s’interpoler, se pénétrer ou simplement dialoguer à distance.

À l’inverse, Secret défense est en apparence un film à la structure et à l’élaboration fort différentes. Déjà le film étonne par la construction classique de sa dramaturgie, ce qui n’est fondamentalement pas le modèle scénaristique habituel de Rivette. Secret Défense suit une logique linéaire avec l’apparition de péripéties qui conduisent le récit à son terme en passant par des étapes intermédiaires plus ou moins attendues. Pourtant, les deux films se répondent et ne dérogent pas tant que cela avec l’ensemble de l’œuvre de Rivette. Pour comprendre ce qui les réunit et les intègre au reste de la filmographie de l’auteur, il faut considérer l’origine littéraire des deux films.

Splitscreen-review Image de Haut Bas Fragile de Jacques Rivette

Haut, Bas, Fragile repose sur un essai de Charles Péguy intitulé Victor-Marie, Comte Hugo. La forme de l’œuvre de Péguy est proche de celle adoptée par le scénario du film qui nous intéresse ici mais également dans de nombreuses créations filmiques de Rivette. Le texte de Péguy revendique une orientation qui fuit les principes littéraires qui associent le temps de l’intrigue au discours de l’auteur. Dans Victor-Marie, Comte Hugo, Péguy se plaît à déjouer l’attente du lecteur en introduisant des perturbations dans l’agencement des raisons ou des causes qui structurent le récit. Péguy modifie ainsi l’expérience traditionnelle de la lecture. Il ne s’agit plus de relier les éléments littéraires entre eux pour chercher et trouver du sens au texte mais de proposer au lecteur une expérimentation nouvelle, celle du temps de la lecture et non pas celle du temps du récit. La mosaïque de scènes ou de situations avancée par Péguy vise à produire des visions intérieures qui échappent au contrôle du réel. Un jeu cérébral s’instaure alors avec le lecteur à partir de la déconstruction des paradigmes littéraires.

En ce point, le cinéma de Rivette rejoint l’essai de Péguy. L’observation de l’écriture scénaristique à plusieurs mains, produite en corrélation avec les événements qui jalonnent le tournage ou la vie des comédiens et comédiennes, se rapproche des intentions de l’écrivain. Filmer une œuvre qui répond à une écriture faite d’improvisations, de suggestions immédiates et cognitives propose inévitablement une expérience nouvelle de l’espace et du temps. D’où sans doute l’incorporation d’éléments propres à un genre qui, indirectement, tance cette question des temporalités parallèles ou du rapport des corps à l’espace : la comédie musicale.

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Les parties chantées et dansées n’affichent guère de filiation avec ce que le genre propose aux spectateurs habituellement. Ici, dans Haut, Bas, Fragile, les scènes chantées ne servent pas de contrepoints idéalisés à une réalité assujettie aux difficultés rencontrées par des individus de modestes conditions. Elles sont, dans ce cas précis, un prolongement naturel aux situations parlées. Les scènes chantées et dansées s’inscrivent donc dans un questionnement qui se partage entre personnages et spectateurs sur la matérialité du temps et de l’espace filmique. Un escalier sert à monter à l’étage ou à en descendre. Exploiter toutes les possibilités déambulatoires d’un escalier lors d’un passage chanté et dansé par Nathalie Richard et Marianne Denicourt répond au jeu de la dramaturgie sans passer d’un monde (extériorité de chacune) à un autre (intériorité de chacune). Les corps, les voix se libèrent et répondent à l’idée directrice d’une émancipation avec le passé des personnages. L’apparition naturelle du chant renvoie à une volonté qui dicte la logique à laquelle répondent les protagonistes : s’affranchir de ce qui a été.

Il est permis, sur ce point, de voir quelques éléments communs avec Secret Défense. Mais ils auront un autre impact et surtout une autre fonction dans le récit. Secret Défense est aussi l’objet d’une rencontre entre le verbe et l’image. Cette fois, deux œuvres gouvernent le scénario, l’une est moderne (Un mauvais rêve de Bernanos) et l’autre, Électre, appartient à la mythologie grecque et fit l’objet de moult adaptations de Sophocle à Euripide jusqu’à Giraudoux, Yourcenar ou Sartre. Dans chacune des adaptations du mythe, Électre raconte la destinée d’un frère, Oreste, et d’une sœur, Électre, sommés par l’oracle de Delphes de venger la mort de leur père. S’il s’agissait dans Haut, Bas, Fragile de se libérer des mystères du passé (familial, une trajectoire balisée par des mauvaises rencontres ou encore d’actes répréhensibles), il sera question dans Secret Défense de traduire l’impossibilité de se soustraire aux forces qui, parfois, ont agi par le passé et ressurgissent pour asservir dans le présent de nouveaux individus.

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La dramaturgie de Secret Défense est donc linéaire, sans variations possibles. Un processus installe la mécanique du destin dans la logique qui régit le quotidien de Sylvie (Sandrine Bonnaire). Le principe germe en elle depuis la visite de Paul (Grégoire Colin), le frère de Sylvie, venu dire à cette dernière que leur père n’est pas mort accidentellement mais qu’il aurait été assassiné par un de ses collaborateurs, Walser. Le mal, dès cet instant, ne cessera de se ramifier. Rien ne peut plus endiguer la mécanique destructrice qui œuvre sournoisement. Mais, si l’idée de la vengeance est là, les décisions qui accompagnent le principe induisent de nombreuses réflexions. Comment effectuer l’acte qui fera vengeance ? Quand ? Où ?

C’est par le cinéma que le dessein prend corps. Un extrait de film (Brigands, chapitre 7 d’Otar Iosseliani) est une réponse apportée aux interrogations de Sylvie par les forces invisibles, par les forces du haut. Le film d’Osseliani dont la bande son envahit l’espace filmique de Rivette dépeint un monde où l’homme est aliéné par des situations extrêmes qui le transforment en monstre. C’est acté. Comme dans la mythologie, la volonté des Dieux s’annonce de manière omnisciente.

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Contrairement à Haut, Bas, Fragile, dans Secret Défense, une perméabilité, au moins passagère, existe entre un univers fantasmé et la réalité. Mentalement, des portes s’ouvrent et libèrent l’inconscient. Les tourments de l’âme envahissent l’espace et le temps du film se dilate pour épouser les contours d’une réalité contaminée par les pensées de Sylvie. Une séquence est explicite. Lors du voyage en train qui conduit Sylvie vers Walser, le trajet décrit à la fois un déplacement à travers un espace géographique tangible, celui parcouru par le train, et la métamorphose définitive du personnage. Le train file la parfaite métaphore de la mécanique imparable du destin. Comme dans La bête Humaine de Jean Renoir, cinéaste adulé par Rivette. Le temps du voyage se transforme en matériau dostoievskien. Le temps du film s’étire alors et chaque mouvement, chaque geste, chaque regard de Sylvie traduisent ses interrogations, ses réflexions. Prendre la mesure de l’acte à venir, pouvoir encore s’y soustraire mais non, impossible. Il faut faire taire le Mal qui est en elle et cette voix qui lui ordonne de venger le père défunt. Sentir le temps qui passe, c’est aussi être capable d’estimer la nature des tourments qui habitent Sylvie.

Les trajets, les voyages traduisent les questionnements intérieurs. La pensée et le destin à l’épreuve du temps. La durée laisse la possibilité d’interrompre le cycle destructeur et souligne, puisque rien ne s’interrompt, l’impossibilité d’échapper aux forces qui nous gouvernent. Il s’agit de mesurer combien l’acte à venir, la vengeance, est difficile à appréhender et que sa mise en pratique n’a rien d’anodin. Si l’initiative ne souffre d’aucune hésitation, il y a, dans le trajet, une manière de décrire une attitude qui relève d’une préparation psychologique faite de souffrance et de soumission à des forces qui dépassent la jeune femme.

Autre caractéristique présente dans les deux films mais qui travaille les œuvres différemment, l’usage de la caméra qui théâtralise les actions des personnages. Les plans sont relativement, et généralement, larges. Rivette fait peu de cas des gros plans. Cela nous ramène au rapport singulier des corps à l’espace chez Rivette. Le refus systématique du plan rapproché qui contredirait la possibilité de mouvement. Chez Rivette, au contraire, les comédiens bougent et ne s’arrêtent que pour dire leur texte. Ils deviennent des figures de l’immuable. La pensée n’est pas en mouvement. Tout ce qui s’exprime verbalement est le résultat d’une réflexion qui a déjà eu lieu. Tout est déterminé, tout est établi et cette figure de style rejoint le principe de l’inéluctabilité des faits emprunté à la tragédie grecque.

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Cela participe d’une mise en évidence des corps. Il s’agit pour l’auteur de les contextualiser, de les inscrire dans un espace singulier pour que le spectateur observe comment ils habitent le monde. Faire le choix d’éloigner la caméra du sujet, filmer les sentiments à distance, c’est, d’une certaine manière, se donner la possibilité de voir combien les émotions agissent aussi sur les corps. Car que traduisent ces corps ? L’impossibilité de décrire ce qui est au cœur du film et qui reste un mystère pour tous : la nature de la mort. Car les corps et les rôles sont interchangeables. Celui ou celle qui meurt sera remplacé par un ou une autre. Les corps sont les représentations d’une mise en scène qui repose sur l’interchangeable. Secret Défense répond donc parfaitement au côté ludique du cinéma de Rivette mais le film tend à prouver que l’auteur ne se cantonnait pas à explorer les possibilités syntaxiques des jeux de hasard. Non, Rivette aimait aussi les jeux de rôles.

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Crédit photographique : Copyright Potemkine Films

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Suppléments :
Haut, Bas, Fragile
DVD de bonus.
Analyse du film par Pacôme Thiellement (30')
Extraits du film commentés par les acteurs (26')
Interview de Jacques Rivette par Frédéric Bonnaud (9')
Entretien autour du scénario (27')
Bande-annonce

Secret Défense
DVD bonus :
Analyse du film par Pacôme Thiellement (32')
Interview de Jacques Rivette par Frédéric Bonnaud (9')
5 prises d'une scène commentées par Laure Marsac et Sandrine Bonnaire (12')
Entretien autour du scénario (25')
Bande-annonce

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