Häxan, la sorcellerie à travers les âges
Publié par Stéphane Charrière - 24 juin 2021
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Häxan est un objet cinématographique séduisant et mystérieux (le film traite de la sorcellerie à travers les siècles) et il affiche un développement formel inédit en 1922, date de sa production. L’édition superbe que consacre Potemkine Films à Häxan de Benjamin Christensen ajoute aujourd’hui à l’attraction exercée par ce film devenu culte sans avoir été beaucoup commenté. Il faut avant tout louer le travail fourni par l’éditeur puisque le coffret consacré au film (image du Blu-ray épatante) permet de visionner les trois versions d’Häxan qui furent diffusées au gré des sorties et ressorties en salles depuis 1922.
La singularité du film de Christensen tient en plusieurs points. Déjà, Häxan est une œuvre qui anticipe sur une forme, la reconstitution documentaire, qui mit du temps à se trouver une identité cinématographique. Même si les années 1920 accueillaient avec mansuétude les initiatives artistiques les plus diverses et les plus originales, le cinéma demeurait, en raison de sa diffusion foraine, une expression peu prisée par les classes sociales dominantes et par l’intelligentsia. Il fallut attendre, afin que le cinéma sorte de sa condition, l’apparition d’œuvres habitées de spéculations intellectuelles et, donc, qu’un regard nouveau accompagne désormais les films. Cela explique sans doute en partie pourquoi Christensen patienta jusqu’à la fin des années 1910 pour se lancer dans la production d’un film sur le sujet de la sorcellerie.
Häxan déconcertait le public, même les spectateurs les plus attentifs aux considérations avant-gardistes. Le film ne s’inscrit dans aucun champ d’expression reconnaissable en 1922. Il mélange les styles, les formes, les effets et les discours. Création hybride, le film navigue entre documentaire, exposé scientifique, essai historique, recherche esthétique et développement sociologique. Tourné entre l’été 1920 et le début de l’hiver 1921, Häxan est une œuvre qui inaugure la possibilité de considérer le cinéma comme un outil de synthèse artistique.
Au début des années 1910, Benjamin Christensen découvre un livre, le Malleus Maleficarum, rédigé à la fin du XVème siècle. Le livre, composé de deux parties distinctes, est une sorte de compilation de textes préexistants qui, tous, évoquaient, dans un premier temps, l’inclination naturelle du féminin à se laisser gagner par les tentations offertes par Satan et donc à faire usage de la sorcellerie. Puis, dans sa seconde partie, le Malleus Maleficarum se transforme en manuel d’éradication des sorcières, de la capture à l’élimination définitive.
Le parti pris de Christensen est simple : adapter le livre pour ce qu’il est, un document historique et sociologique, et ne jamais s’interdire de laisser l’imaginaire prendre le pas sur le plausible. Visuellement, le film évoque, dans ses intentions filmiques comme dans ses sources d’inspiration esthétique, un cabinet de curiosités. Difficile de ne pas songer également à Étienne-Gaspard Robertson, le célèbre fantasmagore (Nom donné à celui qui faisait usage de supports dessinés à des fins dramatiques par l’intermédiaire d’une connaissance aiguë des expérimentations optiques qui fleurissaient à la fin du XVIIIème siècle). Benjamin Christensen assemble, empile, juxtapose des couches d’images. Son récit suit la linéarité narrative d’un texte mais le cinéaste n’omet jamais de rappeler que le film n’est jamais qu’une vision subjective, la sienne, du Malleus Maleficarum. Le film est une accumulation de vues de l’esprit conditionnées par la lecture du livre.
Häxan s’ouvre sur plusieurs cartons qui associent le film à l’exposition d’une réflexion ou à une compilation de recherches sur un sujet précis, la sorcellerie. Puis intervient un plan surprenant. Un gros plan du cinéaste lui-même qui regarde le spectateur directement. Une injonction nous est lancée : il nous faut regarder de manière scrupuleuse le film. C’est-à-dire que Christensen nous demande d’examiner les images d’Häxan afin de, peut-être, prendre connaissance de certains faits connus d'une manière plus ou moins nouvelle ou même d’envisager différemment quelques événements passés, ce qui pourrait nous éclairer sur le présent. La contrainte est totale puisque le cadre est défini par une image élaborée à partir d'un point central, un iris, mais sans le principe d’ouverture ou de fermeture. Nul artifice de transition n’est donc utilisé ici pour nous imposer une vision sur les choses mais nous sommes invités à nous questionner sur la vision du cinéaste sur les choses. Christensen assume son statut : les images que nous allons voir résultent d’une déduction, celle de l’auteur, formulée à partir de recherches menées de manière scientifique sur un domaine précis. Le ton demeurera professoral tout au long du film : l’exposé filmique est assorti d’une gestuelle descriptive (une main munie d’une règle) qui indique au spectateur ce qu’il convient d’observer dans l’image pour en comprendre le sens profond et voir comment le discours et l’image se rejoignent. Häxan prétend alors accéder à un statut particulier : la fiction qui nous est proposée ici repose sur des actes vérifiés et vérifiables.
Le rapport entre le passé et le présent prend corps dans la structure même du film. Häxan se compose de 7 séquences illustratives aux tonalités hétéroclites. La première séquence inscrit le film dans le contemporain des spectateurs lors de sa sortie initiale. L’auteur s’adresse au public (voir le plan d’ouverture évoqué plus haut) puis, la didascalie terminée, initie un exposé sur les croyances et autres superstitions qui habitent l’imaginaire populaire à partir du Moyen-Âge. Le propos est illustré par des gravures empruntées à des ouvrages publiés au fil du temps. Le film entre ensuite dans le champ fictionnel avec une suite de « tableaux » qui construisent la réflexion du cinéaste. La dernière séquence du film répondra à la première en durée et en contenu. La séquence se déroule dans les années 1910. Les plans sont ponctués de cartons qui servent d’annotations à l’action que nous suivons. Les cartons sont de véritables commentaires qui explicitent au regard de certaines sciences nouvelles quelques comportements qui furent jugés jadis comme des signes évidents de compromission avec le Malin. Ainsi, Christensen cite allègrement Charcot dont les travaux sur l’hystérie reposaient sur l’étude des processus mentaux afin de reconsidérer et de revaloriser les femmes malades et persécutées. Une comparaison s’impose et nourrit la réflexion qui, nécessairement, se fait dans l’esprit du spectateur.
Christensen convoque dans son récit aussi bien le documentaire que le fantastique, un contenu historique qu’une fable. Häxan abolit aussi les frontières qui séparent habituellement les genres cinématographiques et que le film se plaît ici à faire cohabiter. Le découpage du film relie un intérieur « réaliste » à des lieux fantasmés et Häxan devient alors un objet particulier qui abrite un débat entre le réel et la fiction, entre le véridique et le vraisemblable. Tout concorde par-delà le temps et les formes pour atteindre le plus surprenant des constats : Häxan reste d’une étonnante et troublante modernité.
Crédit photographique : © 1922 - UFA / © Potemkine Films
Contenu et suppléments :
Présentation de Benjamin Christensen lors de la réédition du film en 1941 (8')
Commentaire audio de Colette Arnould (professeur de philosophie, auteure du livre : Histoire de la sorcellerie)
Trois musiques originales :
- Art Zoyd - exclusive à cette édition (1996/2021)
- Dagerlöff & Galner - exclusive à cette édition (2021)
- Matti Bye (2007)
Häxan - The Esoteric Cut (1968, version inédite restaurée en 2020, 80')
Witchcraft from the ages (1968, version narrée par William S. Burroughs sur une musique de Jean-Luc Ponty, 76')
Document d'époque : décors, casting, essais effets spéciaux (4')