Splitscreen-review Image de L'incompris de Luigi Comencini

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L'incompris

Publié par - 18 août 2021

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Luigi Comencini est un cinéaste difficile à cerner. Lorsque le spectateur regarde ses films, souvent critiqués injustement pour insuffisance de profondeur, il ne manque pas d’être étonné par la complexité des sujets observés et par la simplicité apparente de leur traitement. Autre élément qui pourrait expliquer la défiance de la critique vis-à-vis du cinéaste, Comencini n’a appartenu à aucun courant cinématographique qui traversait la production transalpine à une époque où celle-ci était considérée comme l’une des plus importantes au monde. Postulat qui n’est jamais le gage d’une considération bienveillante de la part de journalistes soucieux de répondre aux modes.

Ainsi, et cela ne plaide pas non plus pour une reconnaissance unanime, Comencini, soucieux de ne pas être étiqueté et apparenté à un genre ou à une école cinématographique, même s’il a emprunté certaines problématiques au cinéma d’auteur qui lui était contemporain, a touché à toutes les formes d’expression. Il y a cependant au moins une question qui, au fil du temps, traverse l’œuvre, le traitement de l’enfance au cinéma. Sujet qui fournira au cinéaste l’occasion de réaliser quelques films remarquables (Casanova, un adolescent à Venise, Les aventures de Pinocchio ou encore Un enfant de Calabre). L’incompris, proposé ici dans une remarquable copie par Carlotta Films, est justement un de ces films où l’enfance nourrit le propos global et détermine les choix de mise en scène.

L’incompris s’ouvre sur une série de scènes qui installent la problématique principale : le douloureux passage de l’enfance à l’âge adulte. Une série de reproductions de toiles de George Morland compose le générique. Les tableaux ont pour sujet des situations rustiques qui rendent compte d’un quotidien baigné dans une ruralité enchanteresse. Parents et enfants s’ébattent au milieu d’une basse-cour où les animaux folâtrent gaiement. Puis des recadrages interviennent pour découper les compositions et s’attarder sur des détails qui dissocient l’univers des adultes de celui des enfants.

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À la fin du générique, un très beau travelling avant nous invite à entrer dans le film. La caméra située à l’extérieur d’une voiture en amorce sur la gauche du cadre nous permet de découvrir une propriété italienne luxueuse. Nous sommes sur les hauteurs de Florence. Très vite, il est question, entre adultes, d’un deuil. Un homme d’origine anglaise, Sir Duncombe, vient de perdre son épouse morte visiblement de maladie. L’homme est fort occupé par sa fonction, il est le consul du Royaume-Uni à Florence, et ne sait comment expliquer à ses deux fils (Andrea, 11 ans et Milo, 5 ans) ce qui vient d’arriver. Il prend le parti d'informer Andrea et de ménager Milo.

Duncombe s’isole avec Andrea et une discussion s’amorce autour de la mort de la mère et des nouvelles responsabilités que devrait endosser Andrea. Comencini filme la situation d’abord avec délicatesse pour insister sur les attentions du père. Un plan moyen accueille l’entrée des deux personnages dans le bureau. Le père se montre attentif et soucieux de ne pas brusquer Andrea. La caméra panote pour suivre les deux protagonistes et Duncombe prend le temps de choisir ses mots. Puis, une première coupe intervient, un plan plus serré sur Andrea alors que son père pose délicatement et affectueusement son bras autour des épaules de l’enfant. Il s’agit d’une première rupture formelle qui vient interrompre l’élan de la scène. Andrea semble intrigué par un bruit de moteur à l’extérieur. La caméra recadre alors Duncombe pour l’isoler dans le cadre et suivre ses mouvements. Il ferme la fenêtre pour monopoliser et conserver toute l’attention du fils. C’est que l’heure est grave. Ce qui doit se dire à cet instant est important. La scène, telle que filmée jusqu’ici, ne dissimule rien des intentions du père (trouver les mots justes et capter l’attention de son fils) et des réactions du fils (fuir la réalité).

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Retour sur Andrea, seul dans le cadre, la caméra suit ses mouvements selon une trajectoire corporelle identique à celle du père lorsqu’il a fermé la fenêtre. Andrea s’installe dans un fauteuil et commence à manipuler un pupitre. Les plans rapprochés trahissent les sentiments que le fils feint de ne pas éprouver en manipulant l’objet. Plan à nouveau sur Duncombe qui rejoint l’enfant dans le cadre pour lui exposer la situation. Les deux sont filmés en plans rapprochés à hauteur d’épaule. Le film s’attache ici à concentrer son propos sur les conséquences psychologiques du drame vécu par l’adulte et par l’enfant. Ce qui les sépare, c’est l’âge, c’est la raison et, donc, le contrôle de l’impact émotionnel de la disparition de l’épouse qui est aussi une mère. Andrea manipule compulsivement le pupitre tandis que le père, à plusieurs reprises, repousse l’objet pour obtenir toute l’attention d’Andrea. Puis, Duncombe s’agace de l’attitude d’Andrea. Le père est irrité par ce qu’il estime être un manque d’empathie chez le jeune garçon qui, en réalité, déjà au courant de la situation, se réfugie derrière une série de gestes répétitifs et mécaniques pour réprimer sa peine et ne pas ajouter à la désolation du père.

Andrea interrompt le discours du père et lui avoue savoir ce qui est arrivé à la mère pour leur épargner à tous deux un discours qui rendrait la situation encore plus pénible. C’est alors que le montage s’accélère. Cut. Plan rapproché sur Duncombe, seul, qui se relève soudainement initiant un panoramique vertical qui exclut de l’image Andrea et qui souligne ce qui différencie l’adulte de l’enfant. Plan très court sur Andrea qui fait tourner plus violement que précédemment le pupitre. Cut. Plan moyen sur les deux personnages, le père debout qui arrête brusquement le mouvement du pupitre et l’enfant qui reste toujours assis. L’enchaînement brusque des cadrages aux fonctionnalités différentes qui se clôt sur le plan moyen insère une scission entre les deux personnages. Le père, de la position qui est la sienne dans le plan, écrase l’enfant. Il vient s’asseoir à son bureau. Même assis, le rapport d’échelle qui existe entre les deux personnages est sans équivoque. L’adulte, aveuglé par la peine, n’a pas conscience de la douleur double qui affecte l’enfant : Andrea subit le décès de sa mère et il ne peut assumer le statut que le père ambitionnait de le voir supporter. Pire, le père reste aveugle à la souffrance de son enfant.

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Dans sa construction et ce qu’elle diffuse, la scène évoque un grand film sur l’enfance : La nuit du chasseur de Charles Laughton. Un homme, Ben Harper, dans une Amérique plongée dans la Dépression du début des années 1930, attaque une banque afin de dérober l’argent qui permettra à sa famille (une femme et deux enfants) de survivre. Après son crime, il arrive chez lui, maculé de sang, un revolver dans une main et l’argent du vol dans l’autre. Il confie alors à son fils la responsabilité de gérer l’argent et de veiller sur la famille. En d’autres termes, Harper demande à son fils de devenir adulte et de le remplacer. La scène est tout aussi soudaine et violente que celle de Comencini. Le père est dans un premier temps accroupi pour se tenir à hauteur de son fils lorsque brutalement il se redresse. La caméra effectue un panoramique vertical qui accuse la différence entre l’adulte et l’enfant soulignant l’impossibilité de ce dernier à satisfaire sa nouvelle fonction. On ne peut brûler les étapes de sa construction identitaire. L’enfant ne peut pas s’improviser en adulte.

Dans L’incompris, Comencini adapte à son propos une thématique qui stimulait les réflexions qui fleurissaient dans tous les domaines artistiques des années 1960 : l’incommunicabilité. Cette thématique, associée à un personnage d’enfant dans L’incompris, produit un sentiment qui confère au drame des allures de tragédie. L’incompréhension qui régit le rapport père/fils déstructure le lien affectif qui aurait pu les unir afin de permettre à la cellule familiale de surmonter l’épreuve du deuil. Si le film fut mystérieusement mal accueilli lors de sa présentation cannoise, il franchit aisément l’épreuve du temps et témoigne d’un savoir-faire tant formel que dans la conduite du récit qui attise le plaisir de la découverte.

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Nous avons déjà dit tout le bien que nous pensons de l’image du Blu-ray édité par Carlotta Films. Ajoutons à cette considération éditoriale que deux compléments attractifs figurent au menu du disque. D’abord À propos de … L’incompris, un module de 36 minutes basé sur une discussion entre Piero de Bernardi, coscénariste du film, et Cristina Comencini, fille du réalisateur, qui reviennent non sans malice sur le tournage.

Mais nous avons plutôt été enthousiasmés par l’autre complément intitulé L’enfance égarée (24 minutes). Dans ce module, Michel Ciment, critique, historien et directeur de la publication de Positif, se livre à une remarquable contextualisation de L’incompris pour éclairer le spectateur sur les intentions de l’auteur.

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Crédit photographique : ©Carlotta Films

 

SUPPLÉMENTS

. L’ENFANCE ÉGARÉE (24 min)
. À PROPOS DE… “L’INCOMPRIS” (36 mn)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE

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