Contes cruels de la jeunesse
Publié par Stéphane Charrière - 30 août 2021
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Contes cruels de la jeunesse, le second long-métrage de Nagisa Oshima, fait l’objet d’une édition soignée chez Carlotta Films. Le film, présenté ici dans sa version restaurée 4K, fait partie de ce que certains ont nommé la trilogie de la jeunesse (avec Une ville d’amour et d’espoir réalisé en 1959 et tourné en 1960 L’enterrement du soleil). Contes cruels de la jeunesse est surtout considéré comme l’un des points de départ de la Nouvelle Vague japonaise, dénomination qui laissait d’ailleurs Nagisa Oshima plus que perplexe. Cependant, nul besoin d’être un cinéphile averti pour repérer nombre de similitudes entre la Nouvelle Vague française et le second film d’Oshima. Ce qui, sans doute, laissait le cinéaste dubitatif est le terme de « vague ». Car pour qu’il y ait une émergence conséquente de nouveaux cinéastes, comme ce fut le cas en France à la fin des années 1950, il aurait fallu bien plus que les trois cinéastes qui furent associés à la terminologie (Masahiro Shinoda et Kiju Yoshida parachèvent le groupe). Et pourtant.
Il faut tout de même s’interroger sur le terme de Nouvelle Vague et ne pas uniquement considérer le nombre de cinéastes qui accompagnent la « vague ». Si nous nous intéressons au contenu et la forme des films des trois auteurs, difficile de ne pas voir des accointances entre les intentions françaises et les motivations japonaises. Déjà, pour revenir à Oshima, parce que les premiers films de l’auteur sont imprégnés d’une écriture filmique empruntée au cinéma français de la fin des années 1950. Les points de contact, sans aller chercher très loin, existent entre Godard (influence américaine, filmer la rue, le film comme support à des débats de fond sur la société, etc.) ou encore Resnais (montage, formats, rapport du contemporain au passé, etc.). Il y a donc une certaine évidence à ce que les premiers films d’Oshima (comme ceux de Godard) soient perçus comme des manifestes ou des professions de foi.
Il est vrai que Contes cruels de la jeunesse est une véritable incongruité dans le cinéma japonais des années 1960. Pour plusieurs raisons. D’abord parce que le film a été produit par la Shochiku (société de production d’Ozu) qui avait pour identité culturelle un certain classicisme formel et scénaristique. Et dès son premier long-métrage, Oshima adopte des procédés qui contredisent les caractéristiques des œuvres produites habituellement par le studio. On peut d’ailleurs s’interroger sur les raisons qui ont permis à ces projets filmiques de voir le jour : séduire le jeune public ? Envisager le futur du cinéma japonais ? Penser à un renouvellement du studio ? Changer l’image du studio ? Sans doute un peu de tout ceci. Toujours est-il que Contes cruels de la jeunesse fait partie de cette trilogie qui a introduit de nouvelles méthodes de travail à la Shochiku, de nouveaux comédiens, de nouveaux récits et puis qui a contribué à repenser le mélodrame au Japon.
Il y aurait presque, chez Oshima, une démarche iconoclaste dans l’approche de la mise en scène. Car Oshima, avant d’être un cinéaste, est avant tout un homme de convictions, ce que Contes cruels de la jeunesse retranscrit parfaitement. Oshima est un cinéaste habité par une pensée qui se nourrit d’une contestation majeure : il est représentatif des doutes et de la défiance d’une génération (les adolescents et les jeunes adultes japonais des années 50) vis-à-vis de la génération précédente (les parents) qui ont, pour ces derniers, vécu et accepté le discours officiel pendant les années de guerre.
Alors, comme en France, les films d’Oshima se feront l’écho de ces doutes, de cette méfiance et de cette volonté de ne pas se satisfaire de ce que les générations plus anciennes souhaitent imposer aux plus jeunes. De ce fait, aller à l’encontre de la logique cinématographique de la Shochiku traduit d’une certaine manière l’envie de s’opposer au système social et politique japonais de l’époque. Les pensées révolutionnaires d’Oshima se dispensent par l’emploi d’une forme artistique : le cinéma. Ainsi se rejoignent l’intellectuel et le formel, les deux piliers de la pensée et du cinéma d’Oshima.
La volonté de changement qui anime le cinéaste, comme une partie de la jeunesse japonaise, se nourrit d’idéaux révolutionnaires. Mais la Révolution, pour Oshima, ne consiste pas à prêter allégeance à d’autres dogmes (auxquels le cinéaste ne croyait guère plus) que ceux imposés par le pouvoir en place. Oshima était un cinéaste de gauche certes mais de quelle gauche ?
Un élément de réponse est apporté par sa mise en scène, notamment dans Contes cruels de la jeunesse. La mise en forme du récit est presque une apologie de l’insoumission. Une première chose frappe le spectateur attentif : Contes cruels de la jeunesse tranche avec les usages de la bienséance qui caractérise les rapports sociaux au Japon (pays où le contact physique entre êtres humains relèvent de l’intime). D’une manière plus formelle, plusieurs indices éclairent sur les intentions qui animent le cinéaste. Les gros plans et les plans rapprochés abondent y compris dans l’espace public, dans la rue, et abolissent toute distanciation. Les panoramiques ramènent l’humain à sa propre condition elle-même déterminée par le statut social de chacun. Les travellings s’initient alors que les plans touchent à leur fin. Ils voisinent ainsi avec les points de montage qui interrompent la mécanique du plan et la dynamique enclenchée par les mouvements d’appareil pour suivre l’élan des personnages. Tous ces principes, et il y en a d’autres (cadrages, chromatiques, etc.) contribuent à démontrer l’aliénation vécue par une jeunesse japonaise incapable d’accéder au moindre de ses rêves ou de ses désirs.
La mise en scène devient donc une sorte de plaidoyer anarchiste en faveur de la jeunesse hantée par le besoin vital de s’affranchir des règles dictées par les générations antérieures. Un contraste existe entre la dynamique instaurée par le montage des scènes où ne figurent que des jeunes gens et les scènes où apparaissent des personnages plus âgés. Un exemple : Oshima se permet d’intégrer à son découpage moderne des scènes plus « classiques » filmées en transparence (jeunes femmes prises en auto-stop par de vieux messieurs). Il s’agit ici de confiner les jeunes femmes à l’intérieur du véhicule pour exprimer l’oppression exercée sur elles par la société patriarcale et les générations passées, ce qui se vérifie autant par le contenu que par la mise en forme.
Par ailleurs, le film, comme ce qui se rattache à la Nouvelle Vague française, est au contact d’une réalité peu visitée encore sur les écrans. La rue, la crudité du quotidien, les bas-fonds, le tout filmé parfois caméra à l’épaule servent de décor inconfortable à une romance vouée à une fin funeste. Le film ne prétend jamais céder à l’illusion. Il aspire simplement à décrire le quotidien de la jeunesse japonaise dans le contexte du Japon contemporain. Contes cruels de la jeunesse affirme, à sa manière, qu’il est possible d’envisager un cinéma différent. Un cinéma où le point de vue du metteur en scène est omniprésent (usage de la caméra, choix de montage, cadrages qui exposent l’impossibilité d’échapper à sa condition, etc.). Cette considération de l’art cinématographique a pour vocation, dans Contes cruels de la jeunesse, de montrer ou d’expliciter les sentiments éprouvés par la jeunesse à l’aube des années 1960. Les intentions de mise en scène sont conditionnées par la volonté d’extérioriser et de matérialiser l’énergie qui résulte du besoin de changer la société. Dans le Japon de l’après-guerre, les êtres demeurent réduits à un rôle d’objet. Ils sont interchangeables et remplaçables dès lors qu’on les considère comme usagers. Ils deviennent des marchandises. Ce qui les condamne à perpétuer cette tradition du rapport basé sur la déshumanisation de l’autre.
Pour que le discours s’entende, Oshima n’hésite pas à intégrer la fiction de Contes cruels de la jeunesse dans la réalité japonaise. Pour l’auteur, le monde, qu’il soit filmique ou réel, est donc à considérer comme un espace de représentation. C’est-à-dire que le film a pour fonction d’interagir avec la réalité afin de saisir les mécanismes qui permettent à l’individu de s’adapter, ou pas, à son environnement.
Contes cruels de la jeunesse, au-delà de ce qu’il nous dit d’une époque et d’un pays, est une œuvre à relier à une certaine modernité. Le film repose sur un schéma intellectuel qui produit un cinéma dont la fabrication repose sur l’exploration de l’idée et de la volonté. Les deux principes irriguent le propos comme la forme pour observer les comportements de jeunes individus qui se heurtent à l’amer constat de ne pas être en capacité d’influer sur les choses et le monde. Terrible et magnifique.
Crédit photographique : © 1960/2014 Shochiku Co, LTD. Tous droits réservés.
SUPPLÉMENTS
. LE JAPON SOUS TENSION (25 mn)
Entretien réalisé en 2008 avec l’historien du cinéma Donald Richie.
. EXTRAITS DES CARNETS DE NOTES D’OSHIMA (15 mn)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE