Splitscreen-review Image de Slalom de Charlène Favier

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Slalom

Publié par - 7 septembre 2021

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Nous étions intrigués lorsque Thierry Frémaux et Pierre Lescure ont annoncé la sélection officielle du Festival de Cannes en 2020. Parmi les films retenus figurait Slalom de Charlène Favier, cinéaste remarquée pour ses courts-métrages (entre autres Omessa en 2015 et Odol Gorri en 2018). Nous n’avions pu, hélas, chroniquer Slalom lorsqu’il est sorti en salle après moult reports. La sortie d’une très belle édition DVD ou Blu-ray chez Jour2fête nous permet donc de revenir enfin sur ce premier long-métrage. Avouons, après visionnage, qu’il aurait été dommage de ne pas évoquer ce film qui associe remarquablement un sujet à son traitement sans jamais délaisser la réflexion créative qui accompagne le propos.

Nous le savons, dans toute production artistique, il y a toujours le risque que le sujet, lorsque celui-ci est complexe et grave, vampirise la forme. Slalom aurait pu se perdre dans son propos. Le film traite des violences perpétrées par une personne qui possède un ascendant (âge, statut professionnel, etc.) sur une autre. Ce type de violences développé entre un dominant et un dominé s’exerce, hélas, dans tous les secteurs professionnels où une hiérarchie seule structure les rapports établis entre les individus. Le choix de situer et d’ausculter les mécanismes induits par ce type de comportements dans un cadre sportif (ski-étude) n’est pas anodin. Charlène Favier est en terrain connu puisqu’elle fut elle-même victime de ce genre de violences.

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La cinéaste, consciente des enjeux et des dangers de pareille entreprise, a réuni tous les ingrédients nécessaires pour que Slalom soit un film avant d’être un dossier. Slalom, c’est l’histoire de Lyz (Noée Abita), une jeune adolescente de 15 ans, douée pour le ski comme pour les études à qui tout, ou presque puisque sa situation familiale semble chaotique, semble sourire. Elle intègre une section ski-étude et rencontre son entraîneur, Fred (Jérémie Renier), ancien champion à la carrière brisée. Très vite un lien singulier unit le formateur à Lyz. Les frontières se brouillent et l’emprise de l’adulte sur l’adolescente grandit.

Si le film évite un certain nombre d’écueils que le sujet ne manquerait pas de soulever, c’est sans doute parce que Charlène Favier avait une connaissance aiguë des outils qui lui permettraient d’éviter les pièges qui se présenteraient à elle. Pour s’en convaincre, il ne faut surtout pas rater l’excellent entretien avec la réalisatrice qui figure en bonus sur le disque. Lucidité, maîtrise syntaxique et choix formels y sont exposés sans laisser le moindre doute sur le respect des intentions de mise en scène envisagées. À l’écoute de Charlène Favier, un autre obstacle s’annonçait. Le contrôle total des contenus sonores et visuels risquait d’étouffer le propos.

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Pour contourner cette difficulté-là, Charlène Favier, au-delà d’un travail technique remarquable, a fait un choix de mise en scène qui s’est révélé aussi efficace que bénéfique pour le film. Les scènes les plus délicates de Slalom (les scènes de viols) sont filmées comme des captations. Filmer le visage de Lyz comme s’il était un paysage. Passer par les comédiens, s’en remettre au travail de préparation effectué en amont et pendant le film pour traduire l’indicible. La caméra nous donne à mesurer ce qui se vit intérieurement, de la surprise qui étreint Lyz aux doutes, aux peurs, à l’absence, à la mise en retrait de soi comme mécanisme de défense. La cinéaste joue aussi avec l’échelle des plans pour que l’intime entre en résonance avec ce qui le dépasse afin de retranscrire l’incompréhension qui s’empare de Lyz. Un plan d’ensemble sur une montagne fait suite à un gros plan sur le visage de Lyz et les tourments de la jeune fille envahissent l’écran. Le mal est en elle, il a germé. Les doutes aussi. La montagne devient le paysage de l’âme torturée de Lyz. Les pensées de Lyz comme son corps ne lui appartiennent plus. L’homme, l’adulte, l’entraîneur a su soumettre Lyz à ses volontés et leurs conséquences dramatiques. Mais la servilité première de l’adolescente n’est absolument pas compatible avec le ressenti qui est le sien. Les actes subis et vécus comme une somnambule agissent malgré tout sur l’intériorité de Lyz et les dysfonctionnements émotionnels ou psychologiques de la jeune fille se mesurent dans son rapport au monde. Les cadrages serrés sur Lyz trahissent l’émiettement de son corps et de son esprit. Idem pour Fred. Le personnage est ainsi humanisé pour nous rappeler que la bête sommeille en chacun de nous.

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Les plans serrés renvoient à une fragmentation des êtres. Les existences de l’une et de l’autre sont brisées, elles sont détruites par les événements pulsionnels incontrôlés qui les ont morcelées : l’intime ne peut se figurer que de manière parcellaire, par des gros plans ou des plans rapprochés, autant de points de vue qui disent la dislocation des âmes.

Il n’y aura cependant pas toujours dissociation entre le ressenti psychique et les sensations physiques de Lyz. La montagne ne sera pas toujours un miroir. Lors des entraînements ou lors des compétitions, le corps de Lyz se lie au relief. Filmées de manière très organique (steadycam), les séquences de ski sont des évasions. La pratique sportive (descentes d’entraînement, compétitions), telle que remarquablement filmée ici, relève du sanctuaire. Lyz est seule sur la piste. Son corps s’adapte au dénivelé, le bruit de son souffle se mélange au bruit produit par les carres de ses skis au contact de la neige ou de la glace. Un moment de communion, enfin. Le seul pour l’instant.

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Le travail formel ne s’arrête pas au rapport d’échelle entre chaque plan. Il se prolonge sur les chromatiques qui traduisent par évocation culturelle (le petit chaperon rouge et le loup) ou par impression visuelle (surgissement de la couleur rouge dans des dominantes plutôt froides), les enjeux de certaines séquences où l’emprise de l’entraîneur sur son élève se manifeste, se développe ou s’affirme jusqu’à l’horreur. Ainsi le rouge reviendra de manière récurrente. Lors de l’apparition des règles de Lyz, Fred agit en père de substitution. Le loup est bel et bien présent, déjà, puisque l’intrusion de l’entraîneur est psychologique à cet instant. Auparavant, elle a été physique. Lors d’une visite médicale, la barrière de la décence a été franchie avec un naturel confondant. Le corps de Lyz n’est plus le sien, il devient autre chose. Un outil performant et un fantasme, deux figures qui se confondent dans l’esprit de Fred. Les mains de l’homme se posent sans crier gare, sans prévenir et sans ménagement sur le corps de Lyz. L’intrusion est soudaine et déstabilise la jeune fille. Le spectateur aussi. Le viol a commencé. Sans doute sans qu’aucun des deux protagonistes ne s’en rende compte. Il y a une forme de normalité qui émane de la gestuelle et du discours de l’entraîneur. La scène est filmée de manière clinique, à distance la plupart du temps mais avec une insistance (des gros plans forcément interprétatifs) sur certains gestes, certaines positions des mains de l’homme au contact de la peau de Lyz. Juste ce qu’il faut pour noter l’anormalité de la situation. Fred n’est pas médecin, il est entraîneur. Il franchit là une frontière. Les conséquences seront redoutables.

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Fred s’impose. Il se montre incontournable : il a le savoir, l’expérience et les connaissances techniques qui laissent à penser qu’il est le facteur qui fera de Lyz une championne. Mais l’équation est biaisée. L’entraîneur n’est pas celui qui produit l’effort nécessaire pour gagner une compétition, c’est le rôle de l’athlète. La domination est telle que Lyz en oublie l’essentiel. C’est que la jeune adolescente peine à s’y retrouver. La première phase des rapports qui unissent les deux personnages initie une logique destructrice : les attitudes sportives ou quotidiennes de Lyz sont dépréciées, déconsidérées par l’entraîneur qui porte des jugements qui relèvent parfois de l’extra-sportif. Puis, en manipulateur parfait, quelques complaisances plus tard, l’homme charme l’adolescente. Lyz, perdue, fragilisée, s’en remet alors à lui, le référant, le garant d’un savoir et le détenteur d’une expérience qui lui permet normalement de définir ce qui appartient à une logique relationnelle ou pas.

L’intérêt de ce traitement des personnages, c’est que Fred n’est pas le monstre désigné dès le départ. Il est montré et filmé comme un homme qui, d’une certaine manière, ne sait plus où il en est non plus. Le film ne charge pas le masculin, il convoque un autre débat ou soulève d’autres questions pour que la réflexion sorte des limites de la salle de cinéma ou du sport. Slalom est une étude de cas, une observation sociétale. Le film ausculte les rouages d’une mécanique qui pousse un individu à abuser du pouvoir qui lui est conféré jusqu’à perdre pied, jusqu’à perdre l’esprit, jusqu’à sciemment tyranniser et exploiter autrui jusqu’à le détruire. Slalom est indispensable.

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Crédit photographique : ©Milleetuneproductions

Suppléments :

Entretiens avec : Charlène Favier (38 minutes), Noée Abita (8 minutes) et Jérémie Renier (6 minutes)
Odol Gorri, court-métrage de Charlène Favier (25 minutes)

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