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Jean Vigo, l'étoile filante

Publié par - 27 septembre 2021

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

La rétrospective Jean Vigo, l'étoile filante (proposée par Malavida) qui fera le bonheur, à n’en pas douter, des salles de cinéma en ce début d’automne mérite une attention particulière. Pour plusieurs raisons. D’abord, d’une manière pragmatique, parce que l’œuvre intégrale de Jean Vigo (4 films) a été restaurée et se présente dans des copies absolument superbes (restauration effectuée par Gaumont). Et puis parce qu’il est toujours réjouissant de revenir vers ce cinéaste mort trop tôt (29 ans), en octobre 1934, sans avoir pu valider le montage définitif de son premier et dernier long-métrage, L’Atalante. Ne serait-ce que pour vérifier, encore, combien Vigo était en avance sur son temps. Ne serait-ce que pour mesurer, avec le recul des années, combien le cinéma lui est redevable.

Vigo, avant d’être un cinéaste, est un personnage singulier. Son passé, ses origines sociales et familiales éclairent sur le traitement qu’il a réservé à certains sujets de ses films. Son père, Eugène Bonaventure Vigo plus connu sous le nom de Miguel Almereyda, pacifiste et anarchiste notoire, fut emprisonné à la prison de Fresnes en août 1917 et retrouvé mort dans des circonstances mystérieuses à peine une semaine après son incarcération. De son père, Vigo a gardé et a retranscrit dans ses films un goût pour la liberté, la volonté de s’affranchir des conditions de classes sociales, une haine de toute forme d’injustice, un penchant pour la critique et d’autres qualités sans aucun doute.

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À propos de Nice, 1930

C’est d’ailleurs sous cet angle qu’il faut envisager À propos de Nice, son premier film. À propos de Nice assume sa forme hybride proche du documentaire et, en même temps, de certaines caractéristiques qui lui donnent des airs d’essai cinématographique. L’œuvre bénéficie d’un traitement formel qui l’entraîne sur le terrain de l’avant-garde et qui évoque autant les cinéastes soviétiques que quelques tentatives surréalistes. Il faut dire que le film est réalisé conjointement avec Boris Kaufman qui n’est autre que le frère de Dziga Vertov (L’homme à la caméra) et de Mikhail Kaufman (opérateur attitré de Vertov dans les années 1920). Boris kaufman sera par ailleurs le chef opérateur de 3 des 4 films réalisés par Vigo et il travaillera par la suite avec des cinéastes de renom : Christian-Jaque, Abel Gance, Elia Kazan, Sidney Lumet, Jules Dassin ou encore Otto Preminger.

À propos de Nice adopte le principe du collage. Le sens du film se nourrit d’une confrontation entre les plans. Une dichotomie première se manifeste dans le contenu filmique. Par exemple, les préparatifs du carnaval et sa dimension populaire tranchent avec l’animation des terrasses des cafés peuplées de bourgeois indifférents aux préoccupations des plus pauvres. Nous pouvons imaginer aussi, derrière la cohabitation des inverses, l’existence d’un regard d’entomologiste sur la condition humaine (rapport d’échelle entre les géants du carnaval, les riches et les pauvres). À moins que ce ne soit une analogie puisque le défilé des riches devant les cafés anticipe sur le défilé carnavalesque des figures géantes sur les chars. Éloge du grotesque donc. Vigo voit dans le principe de collage un processus qui excède les limites de l’image filmique pour symboliser, représenter, réunir, transformer, substituer ou décliner sous une autre forme les caractéristiques d’une pensée libertaire.

Mais le conflit ne se limite pas au contenu des images, il agit aussi sur la forme. C’est d’ailleurs rapidement perceptible puisque le confort de visionnage du spectateur est très vite contrarié par les successions de plongées et de contre-plongées, de plans fixes auxquels succèdent des plans tournés caméra à l’épaule, des plans distanciés et des plans intrusifs, etc. Difficile de ne pas songer ici aux principes mis en lumière par Eisenstein d’abord dans ses théories sur le cinéma en général et sur le montage en particulier puis dans la réalisation d’Octobre (1927).

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À propos de Nice, 1930

À l’image du cinéaste soviétique, l’existence des corps, chez Vigo, s’en remet à l’énergie qui s’en dégage. Les individus sont filmés tour à tour, en fonction de leur classe sociale, comme des statues ou des corps en action. Cet usage du montage participe d’une dynamisation de l’esprit, d’une stimulation intellectuelle. Il s’agit d’opposer des idées par la succession des plans. Une femme, bourgeoise, est assise à la terrasse d’un café, elle se prélasse en profitant du soleil. Puis, sans que la caméra ne change d’axe ou de taille de plan, Vigo et Kaufman nous montrent toujours la même personne vêtue différemment. Les plans s’enchaînent jusqu’à ce que la jeune femme apparaisse totalement nue. Ce qui active la pensée ici, c’est l’enchaînement des plans et le rythme auquel ils se succèdent. Mais c’est aussi par la lecture de l’image immédiate qui conduit inévitablement le spectateur à formuler différentes hypothèses qui se télescopent les unes avec les autres. Une disjonction naît dans la différence qui existe entre la matérialité d’un corps (une femme des années 1930) dépossédé de ce qui le couvre et de ce qu’il incarne (la bourgeoisie) lorsqu’il est paré de vêtements. S’opposent également, pour aller plus loin, deux concepts singuliers liés à la nature de l’image filmique : le dévoilement et sa possible consonance érotique (la femme accepte de montrer son corps nu) et la révélation d’un mystère (la mise à nu de la jeune femme renseigne le spectateur sur la nature tangible d’un corps inconnu puisqu’il appartient à une classe sociale peu habituée au cinéma, la bourgeoisie).

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À propos de Nice, 1930

Mais les images ne produisent pas leur effet que par le rapport conflictuel que le montage introduit. Des associations d’idées surgissent au détour de quelques séquences : les bourgeois se prélassent au soleil et sont associés à des prédateurs (les crocodiles qui lézardent). À propos de Nice se fait critique. Des vues des quartiers pauvres. Là, on vit de ce que les riches laissent aux autres le soin de faire (lessive, service, etc.). Mais dans ces rues, la vie est nécessairement plus participative. On ne regarde pas les autres s’affairer, pas de temps pour cela, on participe. Les corps s’inscrivent alors dans une dynamique du désordre où chacun se concentre sur ce qu’il doit faire. Les corps sont actifs. Mais si un élan vital est bien à l’œuvre ici, il est aussi le témoignage cru d’une réalité qui souffre de sa dépendance à une élite bourgeoise.

À propos de Nice est également ponctué de pauses poétiques qui soulignent d’autant plus les différences qui existent dans la population qui habite la ville. Les vues de la mer s’additionnent aux actions de l’homme (nettoyer les trottoirs, les vagues qui échouent sur la plage, l’hydravion, les voiles, etc.). Le montage associe des attitudes indépendantes qui, misent bout à bout, racontent une histoire qui ne se produit pas et qui pourtant parle de la ville, de la France, d’un temps.

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La natation par Jean Taris, 1931

Autre court métrage de cette intégrale, La natation par Jean Taris, célèbre champion des années 1930. Le film se présente comme un cours de natation. Très vite, le film devient le prétexte à exalter la dynamique du corps pour en faire un objet de spéculation érotique. Le film repose sur la mise en avant du rapport entre le corps du nageur et l’eau. Des gros plans, l’évidence des effets de l’eau sous l’action du corps se succèdent. Puis le film verse dans l’essai, à nouveau. Des ralentis, des retours en arrière, des plans sous-marins qui échappent finalement à tout commentaire pour constituer un nouveau propos qui repose, lui, sur la mise en avant des possibilités narratives du langage cinématographique. Nous abandonnons l’aspect technique de la nage pour un discours érotique qui se crée visuellement à partir du contact entre le corps et l’eau. Corps fétichisé. Corps érotisé parce que montré dans une série d’actions qui le sortent de l’ordinaire. Plans filmés derrière des hublots disposés autour du bassin. Éloge du voyeurisme. La fin du film fait du principe de dévoilement l’essentiel. Le corps de Jean Taris est rhabillé (phénomène inverse que celui décrit dans À propos de Nice). Le résultat est identique. La bourgeoise dénudée devenait une femme de son temps et Jean Taris, une fois habillé, est un homme de son temps. Le contraste est saisissant car lorsque Taris n’est vêtu que de son seul maillot de bain, il est différent, son corps est en soi une singularité. Déjà parce que s’exhibe une beauté qui ne se perçoit pas quand on observe l’homme habillé en vêtement de ville mais aussi parce que ce corps se livre à une activité et des performances que lui seul peut produire.

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La natation par Jean Taris, 1930

Zéro de conduite est, avec L’Atalante, le film le plus commenté de Vigo (aussi serons-nous brefs), parce que le plus libre, parce que le plus réfractaire à toute forme d’ordre, parce que le plus évident lorsque l’on évoque les qualités anarchistes du cinéaste. Le film conserve encore aujourd’hui toute sa force. Zéro de conduite séduit toujours autant par sa liberté de ton. Et puis parce qu’il montre une jeunesse sourde aux impératifs fixés par des adultes dépassés par leur temps, par leur époque. Mais Zéro de conduite est aussi un film qui interpelle sur la nature même du médium cinématographique. Avec Zéro de conduite, Vigo s’interroge et nous interroge sur les effets de représentation et de répétition propres à la technique cinématographique.

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Zéro de conduite, 1933

Le cinéaste apporte des réponses à ces questions par la simplicité de la restitution de situations qui correspondent à une réalité sociétale sans pour autant appartenir à une réalité précise. Tout est crédible à l’écran. Dans l’enchaînement des situations dramaturgiques qui se succèdent, le film procède par essentialisation. Tout nous prête à croire que pour Vigo, l’objet principal de l’œuvre est une réflexion sur le pouvoir évocateur de l’image dans lequel réside l’essence de l’expression cinématographique.

Pour Vigo, à raison, le cinéma est capable de reproduire le réel mais, en même temps, de lui être totalement infidèle. Zéro de conduite prend des allures de manifeste. Le film avance l’hypothèse qu’il est, au même titre que d’autres arts représentatifs, exemplaire d’une logique formelle apte à retranscrire la face cachée des choses.

Une scène vient à l’esprit. En prévision d’une rencontre entre officiels, le proviseur du collège s’apprête devant un miroir qui, forcément, réfléchi l’image du personnage. Ce qui est mis en scène ici, c’est le regard. Il se démultiplie. Comme chez Vélasquez (Les Ménines) ou, plus encore, comme chez Magritte (La reproduction interdite), le miroir apparaît comme un double métaphorique de l’image filmique et de l’effet produit au moment de la captation.

Finalement, dans cette scène, le spectateur prend conscience que sa matérialité réaliste n’existe pas. Le cadre filmique ici est un monde qui se referme sur lui-même et qui n’est pas susceptible de traduire autre chose que son contenu. Le miroir que nous voyons dans le cadre interdit au personnage de voir ce que le spectateur est capable, lui, de voir : le personnage sous tous les angles. Mais, en établissant un lien entre le miroir et la caméra, les deux se font face dans le plan, le miroir devient un espace de représentation, une duplication symétrique de ce que capte l’objectif de la caméra. Ainsi Vigo établit que l’image est à considérer avec prudence et qu’elle ne reflète qu’un point de vue. Néanmoins, si l’image est fausse dans son incapacité à reproduire une réalité dans sa globalité, elle traduit au moins une vérité : tout ce que nous voyons n’est que représentation ou fragment d’une représentation.

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Zéro de conduite, 1933

En ce qui concerne L’Atalante, l’œuvre ultime de Vigo, là encore, les commentaires sont nombreux. Le film semble aujourd’hui être en totale rupture avec la production cinématographique de l’époque. L’aspect avant-gardiste du film se manifeste de manière esthétique et sonore. Visuellement, L’Atalante s’appréhende comme une fiction traversée de fulgurances documentaires (au-delà de la figuration et du choix des décors, l’adaptabilité des techniciens aux conditions climatiques participe à l’aspect composite de l’œuvre).

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L'Atalante, 1934

Vigo associe des éléments bruts (décors, scénario, comédiens, figuration et des phénomènes atmosphériques tels que la brume, le soleil, la nuit, etc.) pour prolonger quelques réflexions déjà formulées à propos des films précédents : le rapport du cinéma au réel. Si les différents éléments énoncés ci-dessus se complètent pour constituer un univers filmique plausible, ils ne sont pas moins associés de manière à transformer l’image et son contenu en visions, en hallucinations. L’Atalante est une exaltation du réel qui vise à faire du monde un espace de projections poétiques (la cabine du père Jules et son allure de cabinet de curiosités sans parler du corps du père Jules lui-même).

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L'Atalante, 1934

Accepter de se soumettre aux caprices météorologiques comme le fit Vigo lors du tournage de L’Atalante sert finalement le propos formel. Pour l’auteur, ne pas s’imposer de conditions de tournage précises, c’est, d’une certaine manière, se garder la possibilité de penser en filmant. Ainsi, le film devient l’émanation directe de la pensée du créateur et le véritable support à l’interprétation du réel, donc à sa trahison. Car, pour Vigo, filmer le monde équivaut à le repenser par l’image afin que cette dernière puisse en traduire l’essence. Chez Vigo, l’acte créatif est une démarche représentative qui ambitionne de matérialiser ce qui résulte de l’interaction entre l’individu et le monde. L’Atalante, dans son évidence esthétique, narrative et formelle, souligne les divergences qui existent entre le contenu de l’image filmique et l’inspiration filmique que le film reflète. Pour Vigo, comme chez Eisenstein donc, le film n’a pas pour vocation d’être au service d’une réalité mais, bien au contraire, de la modifier, de la transformer. Et cela passe aussi par le spectateur. Et figurez-vous que cela fonctionne encore et toujours. Vous verrez !

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L'Atalante, 1934

Crédit photographique : © Gaumont Malavida

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