Pandora
Publié par Stéphane Charrière - 16 novembre 2021
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
La très belle édition de Carlotta Films consacrée à Pandora d’Albert Lewin permet de nous souvenir de l’apport conséquent de cet intellectuel au cinéma hollywoodien. Méconnu aujourd’hui, Albert Lewin fut pourtant un des contributeurs essentiels au développement d’Hollywood dans les années 1920. Pandora, comme les 5 autres long-métrages de Lewin, est à l’image de son auteur. Pandora est un film étrange qui ne ressemble à aucun autre dans l’industrie hollywoodienne. Pandora est, de plus, un véritable précis cinématographique des intentions qui animaient le metteur en scène. Le film regorge ainsi de citations littéraires ou picturales et diffuse des sentiments uniques qui agissent sur la perception de l’œuvre et du cinéma en général.
Lewin, jeune intellectuel brillant, lettré et diplômé d’Harvard, s’intéresse au cinéma en partie en raison du choc culturel provoqué par Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene. Fort de sa position de critique de cinéma, il rencontre Samuel Goldwyn. Séduit par l’intelligence de son interlocuteur, Samuel Goldwyn le convainc de venir à Hollywood. Lewin occupera par la suite différents postes au sein de la MGM. Dans un premier temps assistant et script sur des films de King Vidor ou de Victor Sjöström, Lewin devient très vite scénariste avant de devenir le collaborateur le plus proche d’Irving Thalberg. Lewin supervise alors les scénarios ou la production de films de réalisateurs confirmés tels que W.S. Van Dyke, Gregory LaCava, Jack Conway ou encore Tay Garnett.
C’est la mort de Thalberg qui va modifier la trajectoire professionnelle d’Albert Lewin. Il quitte alors la MGM pour produire ou co-produire quelques films pour la Paramount avant de devenir producteur indépendant. C’est à ce moment-là que Lewin devient metteur en scène. Il réalise alors son premier long-métrage en 1942, The moon and six pence, un film librement inspiré de la vie de Paul Gauguin revisitée par Somerset Maugham.
Suivront cinq autres films parmi lesquels Pandora qui fait figure, au même titre que Le portrait de Dorian Gray, de clé de voûte de l’œuvre. Pandora est, au-delà d’une curiosité, avant tout une rêverie métaphysique où l’art sous différentes formes (littérature, peinture, cinéma) transfigure les limites de quelques concepts scéniques ou narratifs plus ou moins abstraits. Le film est le fruit de la superposition de différentes mythologies qui, transposées dans une certaine réalité, transforment les domaines du tangible en fable.
Pandora s’ouvre par un générique qui pose les bases du récit. Les noms défilent sur un carton où figure, dessiné, un filet de pêche. Sitôt le nom du réalisateur affiché, un fondu au noir relie la machinerie cinématographique à des images de vagues qui viennent s’échouer sur une plage. L’artifice n’en a pas terminé avec le spectateur puisqu’en surimpression, incarnation d’une pensée en mouvement, un texte résume et propose aux spectateurs une variation sur la légende du Hollandais volant. Albert Lewin choisit, en peu de phrases, d’essentialiser l’histoire d’un homme condamné à errer sur les océans jusqu’à ce qu’il trouve enfin une femme qui serait prête à mourir pour le libérer de sa malédiction. Le plan séquence se prolonge et un panoramique vertical associe le texte à un lieu particulier, la ville d’Esperanza (le film fut tourné à Tossa de Mar) située sur la côte espagnole. Le panoramique amorce alors une trajectoire horizontale pour s’arrêter sur un bateau de pêche. Les hommes plaisantent, remontent les filets et font une découverte macabre. Fondu enchaîné. Très gros plan sur une cloche qui sonne et qui laisse, dans son mouvement, apparaître la plage d’Esperanza où se presse une foule attirée sans doute par la découverte des pêcheurs. Plan démiurgique. Un regard extérieur, divin, observe et juge non pas les agissements de la foule en cet instant précis mais sans doute les actes ou situations qui ont précédé la découverte.
Fondu enchaîné, très bref, la caméra prend encore de la hauteur. Nous découvrons que nous ne sommes pas seuls à observer le rassemblement de la foule sur la plage. Une jeune femme, à distance, en hauteur aussi donc, regarde avec une longue vue. Le fondu enchaîné qui nous a fait passer du premier plan démiurgique au second englobe désormais l’espace où résident visiblement des personnages qui sont au-dessus de la foule. Travelling arrière, restons spectateurs et réfléchissons. L’artifice est toujours là. La fiction n’a pas encore débuté. À la fin du travelling arrière, la position de la caméra est sans équivoque, la jeune femme qui occupe l’espace dans lequel nous nous trouvions précédemment est incriminée par le découpage et la nature du plan qui nous révèle sa présence. De près ou de loin, sans aucun doute possible, elle est liée à ce qui se déroule sur la plage. La jeune femme se retourne et appelle son oncle Geoffrey. Celui-ci est affairé dans un bureau improbable, véritable atelier d’alchimiste, entouré de livres, de statues, d’amphores, de cartes ou de plans de toutes sortes. La jeune femme entre et lui fait part de son inquiétude. Le visage de l’homme se ferme. Il se redresse et se dirige vers la terrasse pour regarder la plage avec la longue vue. La caméra panote et recule. Elle transforme l’espace de l’atelier. L’espace du savoir se mue en espace théâtral. Des fenêtres frangées de rideaux accentuent cet effet. La fiction commence alors véritablement. Celui qui l’introduit, c’est Geoffrey, l’homme aux savoirs multiples.
Geoffrey et la jeune femme quittent la demeure et prennent la direction de la plage. Fondu enchaîné. L’espace scénique est transfiguré, nous pénétrons l’espace de représentation. Plan large. Les villageois sur la plage, la police, les pêcheurs. Travelling avant très lent. Nous entrons dans la fiction. Apparaît une voiture dans laquelle se trouvent Geoffrey et la jeune femme. Le plan se termine en plan moyen pour souligner l’importance de Geoffrey et de la jeune femme, ceux qui ont initié la fiction. Les plans se resserrent. La jeune femme introduit un autre personnage, Stephen, qui accoure pour voir de quoi il retourne. Geoffrey s’approche du filet. Plan rapproché sur Geoffrey qui regarde au sol. Plan subjectif. Le filet de pêche. Deux avant-bras en sortent, deux corps enlacés et retirés de la mer par les pêcheurs, un homme et une femme et, à côté d’eux, posé sur le sable, un livre ouvert. Ce sont les Rubayiat d’Omar Khayam. Geoffrey se penche, ramasse le livre et lit la poésie. Il y est question du temps, de l’infini, de l’éternité.
La jeune femme suit Stephen qui part après avoir visiblement reconnu les corps. Geoffrey reste seul et la caméra indexe ses déplacements sur ceux du personnage. Retour dans son atelier. Geoffrey pense à haute voix. Il tourne la tête en direction de la caméra pour s’adresser directement aux spectateurs. Travelling avant très rapide. Le film se précise. L’espace scénique sera assujetti à la pensée de Geoffrey. Il introduit le nom d’un personnage, Hendrick van der Zee, le bien nommé (van der Zee = de la mer). Geoffrey devient un conteur. Il reprend ses activités et raconte une histoire. Alors qu’il recolle les morceaux d’un vase antique, son récit remonte le temps, comme son geste, et reconstitue un récit. Fondu enchaîné, abolition des limites temporelles. L’histoire des deux corps commence. Voix off, voyage introspectif. Se souvenir, ne rien oublier. Quelque part dans le passé, Geoffrey lit un livre dans son atelier, le manuscrit qui retrace la légende du Hollandais volant. Il se lève et se dirige vers sa terrasse aux fenêtres ourlées des mêmes rideaux que ceux aperçus dans la séquence d’ouverture. Lorsqu’il arrive sur la terrasse, nouveau fondu enchaîné. Le film commence. Geoffrey, incarnation visuelle du metteur en scène, est celui par qui les images nous parviennent. Nous voyons ce que sa pensée fabrique pendant qu’il raconte.
Une taverne. De la musique, du flamenco. Un spectacle. Pas de hasard. Le flamenco est une forme chantée et dansée qui vise à exprimer un ressenti existentiel qui prend en compte les événements qui jalonnent la vie d’un individu de sa naissance à sa mort. Quelques plans décrivent les enjeux du flamenco. Puis nous découvrons, autour d’une table, un groupe de personnages au milieu duquel trône une femme à la beauté troublante. C’est Pandora (Ava Gardner). Une nouvelle dimension culturelle s’ajoute à ce qui précède : dans la construction du récit filmique, le mythe de Pandora rejoint la légende du Hollandais volant comme dans le titre original du film.
Albert Lewin convoque le mythe de Pandore décrit par Hésiode. Pandore a été créée par les Dieux de l’Olympe pour répondre à la volonté de Zeus qui souhaitait punir les hommes après l’acte de Prométhée (vol du feu). Chaque Dieu mit la main à l’ouvrage pour façonner l’une des plus fascinantes créatures qui soit. Mariée à Épiméthée, le frère de Prométhée, Pandore ne put résister à la tentation d’ouvrir la boîte que Zeus lui avait confiée. C’est ainsi que tous les maux que contenait la boîte furent libérés. Seule l’espérance ne se répandit pas et resta dans la boîte. L’espérance, le nom donné au village qui sert de théâtre à la trame.
Pandora aurait alors pu sombrer dans une modernisation de la légende. Mais Lewin assume alors la fable que la superposition des mythes permet. Pour cela, il transcende la dimension possiblement allégorique de son film par la création d’espaces improbables qui flirtent explicitement avec des univers surréalistes. Esperanza devient une scène hors du temps ou plutôt une scène qui réunit toutes les temporalités imaginables. Les mythes se rencontrent, les espaces aussi. Le film combine réalité et rêverie, le concret et l’abstrait pour composer un univers imprégné de surréalisme qui se définit par l’assemblage de choses hétéroclites.
Pandora se construit méthodiquement par la superposition d’espaces aussi contradictoires qu’incompatibles. Nous sommes bien dans une autre réalité. Une réalité symbolique comme le souligne la présence du mythologique qui introduit la fable et, donc, invite l’imaginaire à interpréter les images. Sur ce point, Pandora, par son obsession de créer un monde qui révèle un univers onirique et irréel, se rapproche de l’univers de Paul Delvaux, l’un des grands peintres de la révélation à soi de l’intimité. Lewin met en rapport différents niveaux de réalité : le réel (le port de pêche et ses habitants) et l’intime (les aspirations de Pandora). Le drame semble évident tant le contraste entre les deux niveaux de représentation est antithétique. Pandora, rayonnant par défaut plus que par choix au milieu d’une cour de bourgeois paumés, est finalement le jouet d’une réalité qui ne lui correspond pas dans la mesure où son insatisfaction permanente caractérise son personnage.
Mais pour que la fable fonctionne, il faut un élément perturbateur, une péripétie qui va introduire une dialectique qui va bouleverser le rythme des choses. Il apparaît sous les traits de Hendrick van der Zee (James Mason) lui-même au cœur d’une problématique mythique et contraire aux aspirations de Pandora. Le point de contact entre ces réalités contraires se fera par l’apparition de figures classiques inspirées des cultures grecque et romaine. Une improbable galerie de statues placées sur la plage invite Pandora à rejoindre l’élément incongru apparu comme par enchantement dans la baie d’Esperanza, un navire. Pandora se déleste de ses effets et plonge dans la baie pour rejoindre le bateau source de questionnements et de fantasmes. Elle y découvre un homme mystérieux, peu bavard, en train de peindre. Ce surgissement du classicisme dans le découpage filmique évoque la perméabilité des différentes réalités mais aussi la possibilité d’un ailleurs qui permet la fuite de l’ici.
Cela donnera l’une des scènes les plus sensuelles tournées par Ava Gardner. Pandora, nue, rejoint le bateau et monte sur celui-ci. Mais point de fuite cette fois, l’ailleurs (suggéré par le bateau) et l’ici (la baie d’Esperanza) ne semblent pas diverger, il y a concordance des temps et des significations. Le bateau et la peinture composée par Hendrick van der Zee, dans leur statut graphique et métaphorique, autorisent la superposition du réel et de l’imaginaire qui anime le personnage de Pandora. Lors de cette séquence, les poses adoptées par les personnages (déplacements suggérés des corps qui dictent à la caméra ses mouvements) contrastent avec la fixité qui émane de la représentation du peintre (transposition visuelle d’une toile de Giorgio De Chirico intitulée Les muses inquiétantes).
Ici, Albert Lewin se réapproprie un code pictural et filmique : un personnage arrêté au milieu d’une situation en mouvement invite à une plongée dans le domaine du rêve. Certes mais ce raisonnement n’est pas totalement satisfaisant. Au début de cette séquence, Hendrick van der Zee ne parle pas, ne bouge presque pas. Le spectateur a la sensation que l’irruption de Pandora dans la cabine ranime le personnage masculin (on peut le comprendre). Le lien est fait avec la légende du Hollandais volant mainte fois citée en début de film. Ainsi, Pandora entre dans un sanctuaire, une sorte de tombeau où gisait la dépouille d’un homme qui n’attendait qu’un signe pour revenir d’entre les morts. Mais alors, en connaissant la légende, le spectateur prend conscience que ce retour à la vie est périodique, que la résurrection de van der Zee est éphémère. Ce retour à la vie est autant une renaissance qu’une régénération du personnage qui, tel un vampire, a besoin du souffle vital de l’autre pour exister.
Pandora ressemble désormais à une poupée articulée qui sert de modèle au peintre. À cet instant se déploie dans la dramaturgie une profonde mélancolie puisque le spectateur réalise que ce qui est à l’œuvre ici relève de la déconstruction de l’individu. Le monde décrit par Pandora, le film, est une immense scène sur laquelle des marionnettes s’adonnent à un jeu mécanique programmé (la légende dicte sa loi). À travers cette question de la mélancolie, il n’est pas interdit de voir à travers Pandora l’expression d’un désenchantement qui habite Lewin à cette époque. Le regard est triste. Le cinéaste peint un monde qui se vide de son sens et toute quête de signification n’a plus de raison d’être.
La mélancolie du film réside essentiellement dans le regard porté sur l’art et son rôle dans la société. Car Pandora est, à bien y regarder de près, un questionnement multiple sur l’importance de l’art aux yeux du monde. À l’écran, des acteurs transformés pour l’occasion en marionnettes impersonnelles (voir la disparition du visage de Pandora sur la toile peinte par van der Zee) donc universelles, incarnent des êtres condamnés à errer dans un monde sans saveur. Le constat est terrible et nous n’étions qu’en 1950. Ceci explique en partie la vie ultérieure du cinéaste. Albert Lewin s’est retiré petit à petit du monde hollywoodien pour s’adonner au plaisir de l’existence qui l’enthousiasmait le plus, l’acquisition d’un savoir. Priorité loin d’être majoritaire, déjà.
Crédit photographique :
© 2020 COHEN FILM COLLECTION LLC © 1951 DORKAY PRODUCTIONS, INC.
© 1978 ROMULUS FILMS, INC. © 1978 RAYMOND ROHAUER. Tous droits réservés.
SUPPLÉMENTS (EN HD)*
. UN RÊVE DE CINÉMA (7 mn)
. JACK CARDIFF OUVRE LA BOÎTE DE PANDORE (12 mn)
. “LE TORÉRO DE CORDOUE” (17 mn)
. OUVERTURE ALTERNATIVE (2 mn)
. LA RESTAURATION (5 mn)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE
. BANDE-ANNONCE PRÉSENTÉE PAR HEDDA HOPPER
. BANDE-ANNONCE DE LA RESTAURATION
UN LIVRE DE 160 PAGES (INCLUS 50 PHOTOS ET DE NOMBREUSES ARCHIVES RARES)