Splitscreen-review Image de L'échine du diable de Guillermo Del Toro

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L’Échine du diable

Publié par - 1 décembre 2021

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

L’Échine du diable (2001), le troisième long-métrage de Guillermo Del Toro, est souvent considéré, de manière radicale, y compris par son auteur, comme le premier véritable film du cinéaste. Si le propos peut paraître osé voire aventureux au regard de quelques qualités repérables ici ou là dans Cronos (1993) et Mimic (1997), il est cependant difficile de nier que les éléments formels et thématiques qui feront les succès critiques et publics du Labyrinthe de Pan (2006) ou de La forme de l’eau (2017) se dessinent avec plus de netteté et de profondeur dans L’Échine du diable.

La copie de L’Échine du diable proposée par Carlotta Films est absolument formidable et elle rend justice à l’entreprise esthétique que constitue le film. Le travail effectué sur la lumière, et donc également sur l’obscurité, tient autant du geste pictural que du geste sculptural. L’image filmique est ici considérée comme un matériau brut façonné par le ressenti du jeune héros du film, Carlos (Fernando Tielve).

Les variations plastiques induites par une considération spécifique de la lumière invitent à la cohabitation et même au métissage d’espaces de différentes natures. L’intime rencontre le collectif, l’enfance affronte un univers adulte et le réel est traversé de questionnements métaphysiques, à moins que ce ne soit l’inverse.

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L’une des plus belles idées du film consiste à créer un espace souterrain, un sous-sol sans fonction apparente pour la communauté, dans lequel se mesurent les dommages occasionnés par une histoire collective tragique (la guerre civile espagnole) sur l’intériorité d’individus impuissants (les enfants placés dans l’orphelinat). Le lieu, fermé au monde, replié sur lui-même, possède sa logique. À commencer par son architecture singulière. Sous les cuisines existe donc un espace désert, sans rôle, une cave qui deviendra au fil du récit une crypte, un caveau et, enfin, une caverne où demeure celui qui sait, celui qui a vu ce que les autres ignorent puisqu’il appartient à l’au-delà. Au centre de cette sorte de grotte aux enjeux multiples, un improbable bassin sans fond rempli d’une eau saumâtre. L’eau du bassin, plasmatique à souhait, dominée par des chromatiques vertes et rouges n’a rien de très engageant. La réversibilité symbolique des couleurs souligne cependant l’importance du sas que le bassin représente. Il est une voie de communication entre le passé et le présent, entre la mort et la vie.

La cave, c’est l’antre de Santi, un enfant disparu soudainement, mort en réalité. Mais la mort n’est pas considérée comme une fin en soi car si le sous-sol est bien le tombeau de Santi, il ne faut cependant pas supposer qu’il se limite une fonctionnalité immuable. Le sous-terrain est aussi, paradoxalement, le lieu où le fantomal peut exister, donc vivre. Santi était un gosse comme les autres, il résidait dans l’orphelinat. Du jour au lendemain, Santi disparaît sans laisser de trace. Tout le monde pense que l’enfant a fugué. Enfin non pas tout le monde, pas Jaime (Íñigo Garcés) témoin de la mort de Santi et pas non plus l’assassin. Santi meurt le soir d’un bombardement. La coïncidence n’en est pas une.

L’insistante ouverture du film sur le bombardement d’abord vu depuis la soute de largage puis, ultérieurement, vu depuis le sol par Jaime, n’est pas sans évoquer Guernica (commune du Pays basque espagnol attaquée en 1937 par l’aviation d’Hitler venue soutenir le Général Franco). Guernica est devenue une incarnation du destin martyre des populations civiles opprimées par les violences perpétrées par les Fascistes et les Nazis, ce qu’a contribué à établir la toile de Picasso sur le sujet. Dans L’Échine du diable, une bombe se trompe de cible et tombe dans la cour de l’orphelinat le soir de la mort de Santi mais n’explose pas. Elle restera là, comme un rappel de ce qui se passe à l’extérieur, comme un rappel de la mort de Santi, c’est-à-dire de ce qui se passe à l’intérieur de l’enceinte de l’orphelinat. Mais la présence permanente de la bombe agit aussi comme un présage ou comme une promesse. La bombe a beau être figée dans la cour, elle plane comme une épée de Damoclès au-dessus de la communauté. L’image du bombardement puis la présence de la bombe dans la cour insistent sur la dimension métaphorique du propos de Guillermo Del Toro. Car Guernica est un souvenir, une réminiscence, une trace indélébile imprimée dans l’imaginaire collectif.

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L’image, paradoxalement, est belle. Parce que simple, parce qu’évidente et parce que d’une profondeur insondable. L’image de la bombe introduit donc une dimension allégorique à la dramaturgie. Il faut donc considérer le récit et la structure formelle de L’Échine du diable sous l’angle de l’évocation et envisager systématiquement d’observer les choses au sens littéral et au sens figuré. L’orphelinat est un refuge pour des enfants sans parents mais c’est aussi et peut-être surtout une représentation microcosmique de l’Espagne. C’est un espace d’apprentissages en tous genres, un lieu où, puisqu’il concerne essentiellement des enfants, se dessine le futur d’une société tourmentée par un traumatisme vivace (la guerre civile).

Les enfants sont tous orphelins donc dépossédés d’une histoire individuelle ou, au moins, de repères qui favoriseraient la construction d’une identité. Ils sont retirés du monde. L’orphelinat se présente comme un univers en apparence imperméable aux horreurs qui se déroulent à l’extérieur de l’édifice et se définit par une organisation systémique où chacun doit composer avec la mécanique collective. Par une nuit d’orage, un bombardement prend pour cible les populations civiles voisines et lorsqu’une bombe s’égare, rate sa cible, ne frappe pas les villages alentours, pour se planter littéralement dans la cour de l’orphelinat, la tragédie s’empare du drame. La bombe n’explose pas, elle reste là, livrée au regard de tous ceux qui désormais arpenteront la cour. Ce même soir, juste avant le début du bombardement, un enfant, Santi, disparaît aux yeux de presque tous. Jaime assiste impuissant à la mort de son ami et au surgissement de la violence extérieure dans le lieu qui ressemblait à une sorte de sanctuaire. C’est la fin de l’innocence. On le comprend, la bombe est à retardement. Car il faudra bien faire l’expérience de cette violence pour accepter de grandir afin de pouvoir envisager un futur moins chaotique que ne le laisse présager le début du film. Aussi, le spectateur ne sera nullement surpris, très tôt dans le film, de l’apparition périodique du fantôme de Santi à l’écran. Comme la bombe, les apparitions régulières de Santi dans le récit rappellent l’effraction initiale pendant laquelle la violence s’est invitée dans l’orphelinat. Si la bombe ouvre une brèche qui fragilise le statut de l’orphelinat, la présence du fantôme de Santi est ce qui s’insinue dans la réalité du lieu grâce à la fissure temporelle et spatiale qui se matérialise après cette soirée cauchemardesque. Le fantomal est une récurrence, celle d’un passé impossible à effacer et qu’il ne faudrait surtout pas occulter. L’esprit de Santi reste là, dans l’orphelinat, comme la bombe reste au milieu de la cour. Tous deux sont liés par un espace-temps qui s’ouvre sur le passé et sur le futur. Santi et la bombe appartiennent à une même logique.

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Le film aurait pu se charger d’un suspens qui aurait nourri la trame narrative pour conduire le spectateur à découvrir, selon le principe d’une enquête policière, les circonstances de la mort de Santi. Mais L’Échine du diable est tout autre. Guillermo Del Toro s’ingénie à réaliser un film fantastique où la valeur substantielle des choses s’inverse. À commencer par la réalité qui, auscultée à travers les yeux d’un ou de plusieurs enfants (Carlos et/ou Jaime) ne peut se concevoir que si des éléments métaphysiques participent à la façonner. Pour Guillermo Del Toro, le réel n’a de sens que s’il est investi par une subjectivité qui en transforme le sens et, donc, la perception commune.

Alors Santi est un rappel, comme la bombe, de l’horreur. Il est une empreinte inaltérable de ce qui a été et qui se manifeste afin de contraindre, par sa présence ou ses apparitions, les spectateurs à repenser le passé pour le comprendre afin de tenter d’empêcher qu’il ne se reproduise. Le travail sur la lumière que nous évoquions plus haut prend tout son sens dans la matérialité du fantomal car il s’agit de fabriquer un tout filmique qui interroge la part ténébreuse qui habite chacun d’entre nous. Il n’est pas inopportun de voir dans ces collisions temporelles entre passé et présent une invitation à nous libérer de la maïeutique destructrice (peurs irrationnelles, comportements inexplicables, agressivité, etc.) qui gouverne l’être humain. Programme certes ambitieux mais qui a le mérite, dans son utopique dessein, de nous alerter sur ce qui nous guette si nous ne sommes pas vigilants.

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Crédit photographique : © 2001, 2001 TEQUILA GANG, S.A. DE C.V. ET EL DESEO, D.A., S.L.U. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

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PAR GUY ASTIC ET CHARLOTTE LARGERON

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