Rétrospective Roberto Gavaldón
Publié par Lara Charousset - 13 décembre 2021
Bien qu’il soit connu pour son surnom de Roi du mélodrame mexicain, Roberto Gavaldón ne peut se définir uniquement par un genre filmique. En effet, son œuvre (c’est en tout cas vrai pour les 5 films de la rétrospective proposée par Les Films du Camélia) ne cesse de passer du mélodrame avec des personnages manichéens, follement amoureux et bornés au thriller sensationnel voire au Film Noir. Mais le plus caractéristique de Gavaldón reste l’esthétique « expressionniste » de ses scènes, intention formelle osée pour son époque qui lui a valu l’admiration des critiques et du public. Non seulement les jeux de lumières marquent une ambiance bien particulière mais le réalisateur utilise le dialogue ombre/lumière pour nous plonger dans l’esprit perturbé de ses protagonistes (dépression, tendances masochistes, obsessions maladives et de la satisfaction dans un monde totalement illusoire).
Les constructions de plans et le travail sur la lumière installent une ambiance bien définie où les éléments qui se suivent de manière fluide révèlent un assemblage réfléchi de pensées ou de sentiments qui racontent intuitivement la scène en question. Les éclairages prônent et donnent efficacement le ton de la séquence. Gavaldón « habille » généreusement les images de ses films. Quant aux dialogues, ils restent simples et n’ont qu’une fonction annexe : seul l’esthétisme compte. Cette procédure est en soi très rare dans le cinéma mexicain.
À titre d’exemple, nous pouvons vérifier cette particularité dans la personnalisation de Magdalena (Dolores Del Rio) dans Double Destinée, et le traitement réservé à son ombre véritable double, inverse, opposée du personnage central (Dolores Del Rio joue d’ailleurs les deux sœurs !). De nombreuses atmosphères tamisées sont révélatrices de l’implicite, du secret qui se dévoile. Tout comme la statue surnommée La Déesse Agenouillée, qui donne son titre au film, à la fois lointaine mais également abruptement présente dans sa blancheur, absorbant toute l’attention sur elle pour mieux révéler l’obsession maladive de l’ingénieur chimiste à l’égard de cette figure du désir qui ne s’estompe aucunement dans son esprit. Plus qu’une incarnation de la passion, la statue a pour modèle vivant Raquel (Maria Felix), la maîtresse de l’ingénieur. Elle en devient une épiphanie. Bien évidemment le protagoniste ne peut résister à l’omniprésence des charmes du modèle, ce qui amènera ce dernier, sans scrupule, à sa déchéance. La statue est d’ailleurs pensée par l’artiste sculpteur et le protagoniste comme une incarnation divine intouchable, ce qui rejoint le mythe de Pygmalion. Le désir inassouvissable remplace l’amour lui-même. Une véritable obsession qui grandit de manière exponentielle prenant ainsi toute la place dans l’esprit perturbé et possédé du protagoniste.
Pourtant, d’un autre côté, Roberto (Agustín Irusta) dans Double Destinée saura, lui, sortir de l’enfer dans lequel se trouve celle qu’il aime. Son esprit optimiste lui laissera entrevoir l’issue que Maria, elle, ne trouvera pas. Contrairement à l’objet de la passion qui le hante, Roberto saura transformer doucement l’image de la femme fatale en matière éphémère comme en témoigne symboliquement le briquet offert par Maria. Roberto préfèrera s’abandonner à l’image qu’il se fait de Magdalena plutôt que de voir ce qu’elle est devenue. C’est la passion démesurée, sans limite, qui réunit les films de Roberto Gavaldón.
Qu’elle soit reliée à l’amour, à l’argent ou au pouvoir, la passion est autant un état qu’un territoire dans lequel s’embrasent les esprits et se perdent les personnages qui s’y aventurent sans jamais plus connaître de stabilité. Comme si un tourbillon émotionnel s’emparait d’eux et les emprisonnait en son centre. La passion est donc nettement ressentie comme une souffrance. Gavaldón insinue-t-il alors que l’abstinence et l’étouffement des émotions est la meilleure solution ? Le déroulement des films est tel que nous ne pouvons que nous attendre à une fin tragique : l’objectif est de comprendre comment les protagonistes arrivent au terme de leur parcours. Là où réside la complexité des choix de chacun se manifeste le dilemme cornélien et insoluble auquel les personnages sont confrontés.
Les difficultés qui se présentent aux personnages se nichent dans l’idée du consentement. Dans le souhait d’accepter de succomber au désir et à la passion pour se sentir vivant. Un élan vital irrépressible qui, même avec la conscience d’un sort probablement funeste, reste préférable à la sensation de subir un quotidien morne qui étouffe pensées et fantasmes secrets et qui intime aux personnages de vivre dans l’abstinence… Vaut-il donc mieux laisser s’allumer la flamme de la passion au risque de consumer son existence trop rapidement ou bien ignorer ses désirs ?
Dans les deux cas, les personnages auront à y perdre. Ils sont conscients de leur avenir. Ils peuvent être précipités en enfer. La pièce maîtresse de ce manège infernal narratif, c’est finalement la force du destin. Les personnages, en proie à des pulsions incontrôlables, sont réduits à l’état de marionnettes. Et même si le protagoniste choisit de ne pas succomber au désir, celui-ci germe dans son esprit, il s’y propage. Dans Jours d’Automne, Luisa (Pina Pellicer) se confronte à cette situation : torturée par la solitude, elle vit un véritable supplice au contact du monde extérieur, qu’elle craint. Son monde intérieur est son échappatoire et aussi son ennemi car ses illusions prennent le dessus sur la réalité, la perdant complètement dans un entre-deux invivable.
La composition des cinq films observés ici renvoie à un sentiment de crainte et de mystère face à la mort, autre grand sujet obsédant de Gavaldón. L’ambiance des scènes est pesante, une peur constante règne, une menace plane au-dessus des personnages, prête à frapper. L’angoisse qui en résulte exhorte les plus profonds et forts sentiments à se manifester de manière inconsciente. Comme principe expiatoire, ultime acte conscient des personnages, la mort revient régulièrement dans les films de Gavaldón. Elle est d’abord la principale source d’angoisse (l’aliénation certaine du personnage principal) avant de se transformer, une fois l’évidence acceptée, une fois la morale de l’histoire retenue, en soulagement qui gratifie les films d’une note grave et imparable.
Crédit photographique : Copyright Les Films du Camélia