Trois couleurs de Krzysztof Kieślowski
Publié par Stéphane Charrière - 23 décembre 2021
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
La suite des éditions Potemkine consacrées à Krzysztof Kieślowski concerne les trois dernières œuvres de l’auteur. Trois films tournés en France qui sont le fruit d’une réflexion formulée à partir des trois couleurs du drapeau français, le bleu, le blanc et le rouge. Les trois œuvres sont associées autour d’une idée commune et pourtant elles se distinguent et se dissocient les unes des autres. Chacune des couleurs donne son nom à un film. Loin d’avoir occulté les origines du drapeau français, puisées dans une symbolique religieuse (de multiples traces de ces fondements sont disséminées dans les films, à commencer par le principe de trilogie), Krzysztof Kieślowski envisage trois films à partir d’une association d’idée : les trois couleurs pourraient ou devraient répondre à la devise de la République Française : Liberté, Égalité, Fraternité.
Ce n’est qu’un point de départ. Mais il est significatif. Les intentions de l’auteur sont claires. Les Trois couleurs de Kieślowski résument l’œuvre globale. Bleu et Rouge affichent une recherche formelle et esthétique certaine tandis que Blanc est un film plus frontal, plus évident qui flirte parfois avec des principes de mise en scène utilisés avant la période qui s’est ouverte avec Le décalogue. Voir les trois films à la suite entraîne une réflexion difficile à réprimer : rarement un cinéaste ne se sera autant éloigné de ses penchants artistiques premiers que Krzysztof Kieślowski. Citons Fellini, sans aucun doute, et puis Resnais, Chabrol, Truffaut, Bertolucci aussi. Nous en trouverons certainement d’autres mais tout de même, le cas Kieślowski est surprenant. Le cinéaste travaille toujours les mêmes obsessions mais il fait le choix de verser de plus en plus dans l’artifice afin d’atteindre l’essence de son propos. Il demeure cependant au moins une question qui traverse l’œuvre sans pour autant se satisfaire d’une stylistique uniforme. Il s’agit d’une interrogation qui porte sur le rapport que l’individu entretient avec le pouvoir sociétal et ce qui en découle à titre personnel (frustrations, abandon, mélancolie, solitude, douleur existentialiste, capitulation, etc.).
Mais la trilogie des couleurs arpente d’autres territoires plus formalistes. Bleu et Rouge agissent sur la perception sensorielle des films. Sonorités, musiques, rimes visuelles, reflets, lumières produisent de nouvelles expérimentations filmiques qui, encore aujourd’hui, étonnent littéralement. Kieślowski joue avec nos habitudes de spectateurs pour introduire dans le débat filmique des sensations laissées parfois en friche en raison d’une banalisation de l’effet sonore ou visuel. Le but est relativement évident, il s’agit de réactiver des sens en sommeil. L’intensification des phénomènes sonores isole le personnage de Julie (Juliette Binoche) dans Bleu ou le juge dans Rouge (Jean-Louis Trintignant). Les récits se construisent alors autour de ces figures particulières. La subjectivité envahit l’écran et il faut appréhender le singulier pour comprendre ce qui est pluriel et ce qui fait sens commun. C’est par l’irruption de l’autre qu’un lien nouveau s’établit entre l’individu et le monde. Et donc entre le film et le spectateur.
Dans Bleu, Julie s’isole avant de se réinventer une vie sociale et sentimentale qui dépendra d’un réapprentissage indexé à la redécouverte de soi. Les sons affluent, les visions aussi, les reflets de lumière aussi. Autant d’échos d’un passé qui obsède Julie. Car Julie est en deuil. Elle survit à un accident de voiture (travail sur le son exceptionnel lors de la séquence de l’accident) dans lequel périssent son époux et sa fille. Il faut l’accepter. Le parcours sera long et tortueux. Le bleu du titre est bien entendu celui de la froideur associée à la mort mais aussi une tonalité chromatique qui dit l’influence du souvenir sur le présent. Julie baigne dans un univers saturé par la douleur, par la perte. Le bleu est partout. Même lorsqu’elle tente d’échapper à l’omniprésence de la couleur, Julie est rattrapée par les émanations acoustiques de sa mélancolie. Julie est accompagnée par une souffrance qui, malheureusement, la définit. Julie est souffrance. Les maux qui submergent Julie contaminent également l’espace et l’univers du film. Il faudra attendre que les afflictions s’estompent. Grâce à l’autre. Il faudra attendre que les sonorités redeviennent une forme musicale pour que Julie vive à nouveau.
Il en va de même pour le juge de Rouge. Il faut une intrusion dans sa vie pour que l’homme accepte de se réinsérer concrètement dans le jeu social. Le juge écoute les conversations téléphoniques de ses voisins. C’est sa vie. La cause de ce retrait du monde nous sera signifiée par bribes. Le passé est une nouvelle fois source de tourments. L’autre, celui par lequel nous savons que nous existons, celui qui nous renseigne sur ce que nous sommes, apparaît soudainement. Cet autre, c’est Valentine (Irène Jacob) qui entre sans prévenir, sans crier gare, un soir d’hiver, dans la maison du juge. Valentine ramène Rita, la chienne du juge, qu’elle vient malencontreusement de blesser avec son véhicule. Comme dans Bleu, le son précède encore l’image dans Rouge. Curieusement. L’accident de la circulation est conditionné par de l’inattention causée par la nécessité de retrouver la bonne fréquence radio qui permettrait à Valentine de suivre un programme musical. Les plans se succèdent, se resserrent, le spectateur est prévenu. Il ne s’agit pas de surprendre le spectateur, il s’agit de lui permettre de pressentir un basculement narratif. Valentine percute quelqu’un ou quelque chose. Rita, une chienne, gît sur l’asphalte. Valentine repère l’adresse qui figure sur le collier de Rita et décide de ramener l’animal à son propriétaire. Contact établi. Elle entre chez le juge et celui-ci écoute des conversations. Le son, encore. Le juge chasse Valentine car elle interfère avec les sonorités qui le rassurent ou qui lui donne l’illusion d’exister, les conversations téléphoniques du voisinage.
Plus tard, le juge suivra le conseil de Valentine. Il refusera de continuer de vivre par procuration et il avouera à ses voisins sa conduite. Tribunal, l’affaire des écoutes est jugée, le juge s’est démasqué sans que personne ne sache qui a alerté la communauté. Un autre contact. Le juge apparaît soudainement dans la vie collective du quartier. Il en fait partie, physiquement désormais. Comme dans Bleu, l’image évoluera. Le rouge associé au personnage de Valentine entre dans la vie du juge. Enfin le rouge réapparaît puisque les dominantes chromatiques dans la maison du juge se rapprochent d’un ocre rouge, autrement dit, d’un rouge « passé ». Plus Valentine s’insinue dans la vie du juge, plus les rouges deviennent vifs. La vie reprend. Le film suit une logique proche de celle de Bleu. Les changements atmosphériques induits par les mutations de couleurs modifient la perception du film. Le drame initial se transforme en œuvre lyrique. Les sons s’assemblent et forment un élan symphonique. La vie reprend.
D’ailleurs, à ce propos, Kieślowski utilise des procédés de filmage qu’il détourne de leur fonction usuelle comme il le fit précédemment dans La double vie de Véronique. Dans Rouge, le passé et le présent sont des espaces distincts. Pour matérialiser la reconnexion du passé avec le temps présent, le cinéaste utilise des mouvements à la grue qui établissent des liens physiques entre différents domaines : l’intérieur et l’extérieur, le haut et le bas, le passé et le présent. La scène la plus représentative de cet état de fait est celle du théâtre. Venu assister à un défilé de mode, le juge, répondant à l’invitation de Valentine, retrouve celle-ci après le show. Il explique alors à la jeune femme qu’il avait l’habitude de venir en ce lieu. Valentine lui demande de situer l’endroit d’où il assistait aux spectacles. La place était la même que celle qu’il occupait pendant le défilé. Collision temporelle. Puis, le juge raconte une anecdote. Un soir, il fit tomber à proximité de la scène un de ses manuels de droit. Pour que les temporalités fusionnent définitivement, Kieślowski choisit de matérialiser l’événement par un mouvement de caméra qui reproduit la chute du livre et qui, par la même occasion, superpose les temps. La chute du livre appartient au passé mais ce moment se reproduit dans le présent par le mouvement de caméra à la grue. Concordances des temps. Les combinaisons temporelles convoquées par la machinerie ne manquent pas. L’usage d’une grue établit un lien entre l’intérieur et l’extérieur au début du film et permet une mixité des espaces afin d’implanter la dramaturgie dans le tangible. L’immatériel devient concret.
Blanc, le film intermédiaire semble, et le film fut toujours considéré ainsi, moins impressionnant que Bleu ou Rouge. Sans doute. Mais il ne faut surtout pas considérer un travail filmique qu’en fonction de sa seule virtuosité. Blanc est un film plus léger, en apparence. La trame repose sur des procédés où le comique et l’ironie ont la part belle. Mais sous des airs enlevés, la comédie n’occulte en rien le côté sombre du récit. Blanc est aussi le film de la trilogie qui, explicitement, entretient des liens étroits avec le concept auquel il est sensé se rapprocher : l’égalité. Les deux personnages principaux, Karol (Zbigniew Zamachowski) et Dominique (Julie Delpy) vivent au fil des séquences des expériences symétriques qui inversent les rôles de chacun dans le récit.
D’où sans doute la dimension ironique qui émane du film. Trajectoire double et pourtant contraire. Sur ce point précis, nous retrouvons la structure dramaturgique de La double vie de Véronique. C’est alors que le film trouve son identité : il faut observer comment les éléments s’ajustent pour infléchir les tendances ou les affirmer, il faut regarder combien les mouvements de caméra se répondent selon le point de vue de Karol ou de Dominique. Même si nous passons plus de temps avec Karol en Pologne, il est évident que ces agissements répondent à ce qui a pu se produire lorsqu’il était aux côtés de Dominique en France. Les personnages ne sont alors plus objet de la mise en scène, ils en sont le moteur. Ils échappent à l’évidence, aux idées premières. Nombres d’éléments nous le disent, rien n’est flagrant dès lors qu’une interférence (visuelle ou sonore) bouscule notre perception des événements : un reflet, une prédominance chromatique, un flou, un fondu et la matière filmique se transforme.
Au-delà, c’est le regard du spectateur qui se doit de suivre le mouvement impulsé par les intentions du cinéaste afin de se laisser guider et transformer. Le spectateur, objet, lui, de toutes les attentions est aussi et surtout invité à se demander si sa compréhension de ce qui se déroule sur l’écran s’accorde avec ce que lui raconte la mise en scène. Autrement dit, le spectateur est incité à penser les images en fonction de ce que lui dictent sa perception et sa compréhension des événements. Il en résulte de nouvelles idées, de nouvelles sensations, une ouverture sur des nouveaux horizons. La trilogie des couleurs est une proposition d’un genre nouveau dans le cinéma de Krzysztof Kieślowski. La trilogie est une invitation à plusieurs voyages et une indispensable merveille.
Crédit photographique : Copyright MK2 / Potemkine Films
Trois couleurs : Bleu
Suppléments sur le coffret DVD :
-‐ Présentation du film par Annette Insdorf
-‐ Entretien avec Marin Karmitz (2021 – 32 min)
-‐ Le film vu par Alain Martin, journaliste et écrivain, spécialiste français de Krzysztof
Kieślowski (2021 -‐ 21 min)
-‐ Leçon de cinéma de Kieślowski (1994 – 8 min)
Suppléments Blu ray :
-‐ Présentation du film par Annette Insdorf
-‐ Entretien avec Marin Karmitz (2021 – 32 min)
-‐ Le film vu par Alain Martin, journaliste et écrivain, spécialiste français de Krzysztof
Kieślowski (2021 -‐ 21 min)
-‐ Leçon de cinéma de Kieślowski (1994 – 8 min)
-‐ Scènes commentées par Juliette Binoche (2001 – 15 min)
-‐ Entretien avec Jacques Witta (2001 – 15 min)
Trois couleurs : Blanc
Suppléments DVD :
-‐ Présentation du film par Annette Insdorf
-‐ Entretien avec Julie Delpy (2021 – 24 min)
-‐ Entretien avec Urzsula Lesiak (2021 – 19 min)
-‐ Le film vu par Alain Martin, journaliste et écrivain, spécialiste français de Krzysztof
Kieślowski (2021 -‐ 11 min)
-‐ Leçon de cinéma de Kieślowski (1994 – 11 min)
Suppléments Blu ray :
-‐ Présentation du film par Annette Insdorf
-‐ Entretien avec Julie Delpy (2021 – 24 min)
-‐ Entretien avec Urzsula Lesiak (2021 – 19 min)
-‐ Le film vu par Alain Martin, journaliste et écrivain, spécialiste français de Krzysztof
Kieślowski (2021 -‐ 11 min)
-‐ Leçon de cinéma de Kieślowski (1994 – 11 min)
-‐ Making of (16 min)
Trois couleurs : Rouge
Suppléments DVD :
-‐ Présentation du film par Annette Insdorf
-‐ Entretien avec Irène Jacob (2021 – 23 min)
-‐ Le film vu par Alain Martin, journaliste et écrivain, spécialiste français de Krzysztof
Kieślowski (2021 -‐ 19 min)
-‐ Leçon de cinéma de Kieślowski (1994 – 11 min)
Suppléments Blu ray :
-‐ Présentation du film par Annette Insdorf
-‐ Entretien avec Irène Jacob (2021 – 23 min)
-‐ Le film vu par Alain Martin, journaliste et écrivain, spécialiste français de Krzysztof
Kieślowski (2021 -‐ 19 min)
-‐ Leçon de cinéma de Kieślowski (1994 – 9 min)
-‐ Entretien avec Jacques Witta (2001 – 16 min)
-‐ Making of (23 min)
-‐ Festival de Cannes 1994 (15 min)