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Folklore et mythologies nous parlent depuis toujours de monstres et de fantômes. Esprits errants, démons tourmenteurs et autres morts-vivants précèdent de loin les élans gothiques du XIXème siècle européen. Déjà chez Shakespeare, fantômes et sorcières troublent les hommes et brisent leur psyché. De ce fait, les origines de l’horreur comme genre se perdent dans l’histoire et révèlent une fascination universelle pour le morbide. Un sentiment fondé sur la répulsion provoquée par ce qui ne doit pas être ou ce que l’on cherche à oublier. Au cours du XXème siècle, une mutation semble s’être opérée dans la représentation et l’origine de l’ignoble. Le surnaturel illustre une terreur inspirée par l’homme lui-même. Les craintes atemporelles s'ancrent dans le quotidien et l’historique. Cette prise de conscience donnera naissance à diverses œuvres sur tous les supports et dans tous les pays. Dans une continuité artistique assumée, le studio taïwanais Red Candle Games propose un jeu d’horreur intitulé Detention.
Son histoire nous conduit à Taïwan, dans les années 60, alors que le pays est sous le coup de la loi martiale. Au sein du lycée Greenwood, le jeune Wei se réveille dans une classe vide. L’établissement entier a été évacué pour échapper à une tempête. Sur sa route, Wei trouve une fille endormie. Ray, de son nom, se réveille à son tour et tous deux constatent qu’ils sont coupés du monde par une rivière rouge sang. Si une ambiance étouffante et fantasmagorique régnait, la terreur prend place quand Wei est retrouvé mort, pendu par les pieds, laissant Ray seule avec des spectres tordus, des ombres qui ne désirent rien de moins que l’étrangler.
Par cette double introduction où les personnages entament leur voyage par la même action, un réveil, la frontière entre la réalité et le rêve se trouble. L’ombre de David Lynch plane sur le récit. L’univers lui-même déforme et croise les réalités par son esthétique. Le monde est parfois un tableau d’encre, des traits noirs sur fond blanc. En plus d’une ironique extrapolation sur cette période historique, baptisée Terreur Blanche, le dessin ramène à la peinture Shui mo hua, dont l’intention première est de représenter le monde de manière poétique. Les univers décrits relèvent du ressenti et non d’une représentation réaliste. Les personnages sont des pantins de papier, comme des dessins faits sur un coin de table d’écolier. Il en va de même pour les spectres terribles, issus du folklore chinois, donc d’un imaginaire pour le moins singulier. Pourtant, l’innocence s’invite au milieu d’images photographiques atroces. Des souvenirs de la dictature apparaissent, des victimes aux têtes cachées par des sacs en toile, le tout collé sur le décor ou projeté sous forme de films. Plus qu’un monde de ressenti, on est dans un choc des réalités. L’enfance des fantômes dessinés se mélange aux horreurs extraites de la réalité, donc précises et brutales.
Malgré son voyage à travers des pièces renversées, emplies de visions atroces et d’énigme répugnantes, Ray ne semble pas réagir de façon rationnelle. C’est qu’il ne s’agit pas d’un récit fantastique, d’une pénétration du surnaturel dans le quotidien, mais bien d’une plongée onirique dans la psyché d’une petite fille en pleine dictature. À mesure qu’elle avance, Ray ne réagit pas au monde, elle se remémore le passé. Le souvenir de sa famille brisée, tapageuse et douloureuse, lui revient à l’esprit sous une forme pseudo-matérielle. Sa relation interdite avec un professeur, seul havre de paix et de couleur dans son univers de ténèbres et de sang, se rappelle à son souvenir. Le paroxysme du tourment est atteint lorsque Ray se souvient de sa trahison, de comment ses troubles infantiles l’ont amenée à dénoncer des gens qu’elle connaissait, coupables de lire des livres communistes sous un régime dictatorial.
Le monde défini par le jeu se nourrit d’un cadre sinistre mais il se structure dans un chaos halluciné. Detention se présente donc comme une exploration des troubles de l’âme par l’interactivité. Detention s’inscrit dans la continuité de la célèbre saga vidéoludique Silent Hill, utilisant tout comme la Silent Team la thématique du regret, la frontière trouble entre le réel et le cauchemar ou même, tout simplement, des voix et sons de radio saturés pour repérer les monstres dans l’environnement. Red Candle Games puise alors dans les mêmes influences et emprunte à son tour à Une page folle de Teinosuke Kinugasa ou à l’Échelle de Jacob d’Adrian Lyne. Ce n’est pas le lycée de Greenwood, mais bien Ray qui est hanté. Les fantômes sont la persistance du passé dans l’esprit de la jeune fille.
La jeune Ray, tourmentée par ses péchés, rappelle ainsi une partie de l’origine de ce genre horrifique inspiré par la démence. Detention semble dépeindre la Terreur Blanche par certaines notes disséminées dans l’esprit des survivants de la guerre civile chinoise. Ce sont les troubles de l’adolescente, la jalousie et les traumatismes, qui ont amené Ray à dénoncer ses camarades. La Terreur Blanche, comme d’autres régimes au XXème siècle, nous rappelle que le mal, en somme, prend avant tout racine chez l’individu. Et lorsque l’histoire produit un climat délétère, les troubles personnels prennent alors des proportions cauchemardesques.
Crédit images : Copyright RedCandleGames