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Un autre monde

Publié par - 15 février 2022

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Un autre monde, le nouveau film de Stéphane Brizé, réconciliera très certainement le cinéaste avec une partie de la critique qui avait boudé ses dernières œuvres. Il sera difficile avec ce nouveau film de réitérer les critiques formulées à propos de La loi du marché (2015), critiques qui s’intensifièrent à propos d’En guerre (2018). Dans l’ensemble, ces deux précédents films gagnèrent l’attention et l’estime qu’ils méritaient mais certains esprits chagrins soulignèrent quelques points qui traduisaient surtout un positionnement politique plutôt que critique. Les reproches les plus courants ? Un dispositif estimé trop proche du documentaire donc trop simple (comme s’il était simple de réaliser un film documentaire), une forme de manichéisme scénaristique ou encore une direction d’acteur qui s’en remettait beaucoup à l’adaptabilité des comédiens professionnels, Vincent Lindon en tête, à un sujet porté par des comédiens amateurs qui interprétaient des rôles en lien direct avec leur quotidien.

Avec Un autre monde, Stéphane Brizé prend le contre-pied de ces affirmations en insistant sur l’aspect fictionnel du propos et pourtant il réalise une œuvre qui s’inscrit dans la continuité des deux films précédemment cités pour constituer une trilogie sur le monde du travail. Nous retrouvons grâce au montage fait de choix parfois elliptiques et dans l’approche du dispositif filmique une idée transversale aux trois œuvres : la captation d’une réalité qui échappe à l’artifice et qui se laisse saisir par la nature ontologique de cette réalité. Or, Stéphane Brizé le sait, ce postulat est tronqué dès le départ : toute mise en scène interfère inévitablement avec l’objet filmé. Stéphane Brizé, dans les trois films cités, s’interroge : où positionner la caméra afin de ne pas inciter les comédiens (nous parlons essentiellement des amateurs ici) à surinterpréter le rôle qui est le leur dans la vie de tous les jours ?

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Avec Un autre monde, Stéphane Brizé assume le choix du fictionnel. Il tourne à plusieurs caméras afin de saisir ce qui servira au mieux son propos. Aucun prétendu manichéisme ne pointe à l’horizon. Considérons le sujet : un directeur d’usine, Philippe Lemesle (Vincent Lindon), prend conscience, à force de mots, de l’évolution de sa position au sein du groupe Elsonn. Il est devenu un exécutant comme un autre, un salarié à qui on demande de se plier à des décisions stratégiques qu’il sait préjudiciables et funestes. Philippe Lemesle mesure déjà les conséquences de la transformation de sa fonction car elles agissent sur sa vie de famille. Ce qui se passe chez les Lemesle reflète ce qui se passe et se passera chez d’autres. Brizé choisit un cadre dirigeant comme support à ses interrogations sur le monde. Un personnage passionnant puisqu’il est au centre de l’échiquier social. Philippe Lemesle, le cadre dirigeant, occupe une position dans l’entreprise et dans la société, en général, qui en fait l’ennemi de la classe ouvrière et un individu humainement méprisé par ses supérieurs.

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Les mots disions-nous. Ils occupent la place centrale du dispositif de la mise en scène. Le film s’ouvre sur une réunion qui rassemble Philippe Lemesle et son épouse, Anne (Sandrine Kiberlain), tous deux accompagnés de leurs avocats. Le couple divorce. La famille éclate. Anne ne souffre plus de se voir réduite à un rôle qui contredit ce qu’elle est. On l’apprend au fil de la discussion, c’est la stratégie du groupe Elsonn qui est à l’origine de la séparation des Lemesle. L’espace privé s’est laissé envahir par l’espace professionnel, ce qui a fait d’Anne un dommage collatéral. Dispensée à coup de notes internes applicables sans réserve, la politique d’Elsonn se diffuse. Grâce aux mots utilisés par la communication du groupe se répandent les maux. La destruction de l'individu devenu anonyme est effective. Et cela se vérifie chez les Lemesle. La conciliation du divorce est filmée de la même manière que les réunions professionnelles, ce qui souligne le pouvoir d’ingérence et de nocivité d’Elsonn qui sévit jusque dans la sphère privée. Dans tous les cas, l’usage de plusieurs caméras, jusqu’à trois, déstabilise le spectateur. Les axes de caméra et les règles habituelles observées lors des échanges verbaux volent en éclat. Ces ruptures formelles et syntaxiques retranscrivent les basculements intérieurs, l’affliction qui s’empare de Philippe Lemesle.

Filmer à trois caméras, c’est aussi l’occasion de souligner par la mise en scène l’accablement de Philippe Lemesle. Le personnage est enfermé par les cadres qui, quels que soient les angles de caméra, contraignent Philippe Lemesle à subir les situations et les injonctions professionnelles qui lui sont faites. Le procédé de filmage sert le propos global. Il s’agit d’explorer les différentes facettes d’un système entrepreneurial qui s’affranchit des positions sociales. Le propos de Stéphane Brizé, qu’on le veuille ou non, a le mérite de réajuster les curseurs d’un débat qui, en général, hélas, ne concerne qu’indirectement les premiers concernés dissimulés derrière le masque d’un cynisme sociétal et politique.

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Une scène scellera le sort et le destin de Philippe Lemesle. Une scène qui le conduit à choisir son camp. La peur de tout perdre (sa famille, sa santé) prend corps lorsque Philippe et Anne sont appelés par un service psychiatrique qui leur indique que leur fils vient d’être hospitalisé. Anthony (Anthony Bajon), le fils d’Anne et de Philippe, est un marqueur. Anthony est lui aussi un dommage collatéral. Lorsque le spectateur le découvre, il constatera que le fils sera filmé comme le père lors des réunions et comme la mère, victime concentrique de la politique du groupe Elsonn. Anthony est la figuration du sort que le système réserve à Philippe. Mais que ce soit par l’enfant que se manifestent tous les symptômes d’une société malade en dit long sur les intentions du cinéaste. Le choc est brutal. Philippe n’a plus le choix.

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Le titre du film prend alors tout son sens. L’autre monde c’est celui du choix. Celui que l'émergence d’une pandémie nous promettait mais que les hommes ont œuvré à dissoudre dans le flux de désinformations qui hantent notre quotidien. Mais de quel choix parlons-nous ? Celui d’imaginer habiter un monde où l’humain redeviendrait le centre des préoccupations sociétales. Le choix d’inscrire Un autre monde dans un champ fictionnel universalise le propos de Stéphane Brizé. Ce choix de mise en scène autorise l’auteur à laisser plus de liberté à Vincent Lindon pour sculpter l’intimité de son personnage et, donc, de lui octroyer une humanité qui se traduit à chaque plan. Un choix qui contribuera, gageons-le, espérons-le, à concerner le public le plus large possible. Le film le mérite, notre monde aussi.

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Crédit photographique : Copyright 2020 Nord Ouest Films/France 3 Cinéma/Michael Crotto R

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