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La Brigade Chimérique

Publié par - 18 mars 2022

Catégorie(s): Bande dessinée

Superman, Iron Man, Batman, Spider-man… Tous ces noms qui font désormais partie de l’imaginaire collectif évoquent l'héroïsme, l’épique, le grandiose, mais aussi l’Amérique. L’image du défenseur du Bien aux grands pouvoirs affrontant des génies du Mal est associée sans hésitation à la bannière étoilée. De mémoire, beaucoup diraient qu’il n’existe pas de super-héros européen. Ce constat tient néanmoins plus de l’amnésie culturelle que du fait établi. Où sont Félifax, l’homme-tigre, fruit d’une expérience génétique, ou Palmyre, la sorcière parisienne ? Intrigué par l’image de la science-fiction comme genre purement américain, alors qu’il fleurissait en Europe au début du XXème siècle, Serge Lehman s'est intéressé à la culture populaire du vieux continent. Avant la Seconde Guerre Mondiale, celle-ci semblait mâtinée de surhommes et de monstres, d’ésotérisme et de super-science. Les questionnements de l’auteur l'amènent à s’interroger sur la raison de la disparition de cet univers, ou plutôt de son transfert chez l’oncle Sam. Avec l’aide du romancier Fabrice Colin, du dessinateur Gess et de la coloriste Céline Bessonneau, Lehman produisit une série en bande dessinée pour partager par la narration le fruit de ses réflexions et livrer un début de réponse : La Brigade Chimérique.

Le contexte, le lecteur semble déjà le connaître. En septembre 1938, l’Europe est au bord de la guerre. Le nazisme s’étend, le Franquisme s’implante en Espagne et le communisme règne en U.R.S.S. Ce n’est pourtant pas l’Europe des livres d’histoires que l’on découvre. En effet, les surhommes y existent et ils ont été invités à un mystérieux rassemblement dans une ville inconnue. S’y retrouve ainsi rassemblé tout ce que la culture populaire européenne a de grandiose. Le Nyctalope de Jean De la Hire, agent secret français doté de vision nocturne, se tient au côté de l’Accélérateur, britannique descendant d’un personnage d’H.G. Wells dont la vitesse prodigieuse anticipe le célèbre Flash de DC Comics. Une délégation américaine est même présente avec un certain Mr. Steele. Un homme d’acier capable de voler. Ce beau monde découvre une ville nouvelle du nom de Metropolis et leur hôte est le terrible Docteur Mabuse, génie fou et hypnotiseur fantastique.

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Cette double référence à Fritz Lang dès le début du récit ancre cette assemblée dans les idées véhiculées par l'expressionnisme allemand qui a inspiré, par ses thèmes et son esthétique, le cinéma allemand des années 1920. Plutôt qu’une représentation concrète du réel historique, le monde est reflet de l’esprit. Qu’ils soient existants ou inventés pour l’occasion, les êtres fantastiques sont ici la matérialisation des idées qui parcourent l’Europe avant la guerre. Mabuse et son discours sur la suprématie du surhomme sur les inférieurs rappelle une certaine Allemagne. La répugnance que le docteur éprouve pour le Golem, personnage emblématique de l’imaginaire judaïque, figure la haine antisémite. Face à lui, un vieux Nyctalope fort mais jaloux, nostalgique et obsédé par le péril communiste. À travers lui se présente une France divisée et qui semble en manque de reconnaissance en comparaison de son voisin anglais. Là où son allié l'Accélérateur fut porté à la gloire par le fameux H.G. Wells, le Nyctalope a le sentiment de n’avoir eu droit qu’à des feuilletons à deux sous. Une jalousie et une paranoïa qui le rendent incapable de s’entendre avec ses alliés, quand bien même sont-ils ses compatriotes, l’habitent jusqu’à ce qu’il refuse de voir la menace sur le pas de sa porte. L’histoire est ici mythologisée, donc symbolique.

Ce symbolisme s’assume dans l’évocation directe de C.G. Jung et l’évolution d’un protagoniste en particulier : le docteur Séverac. Vétéran de guerre, descendant d’un croisé, sa capacité à se diviser par le pouvoir de la super science pour former la Brigade Chimérique se révèle une matérialisation de ses propres composantes psychiques : un ange patriote, un squelette érudit, un ours humanisé et une femme aux airs de nymphe. Des entités en équilibre et conflit qui permettent à Séverac, par leur découverte, de procéder à un cheminement introspectif et à retrouver de la vitalité. La méthode analytique d’un homme peut alors s’étendre à des nations. Le fameux Gang M, équivalent allemand de la Brigade, révèle une structure similaire à celle de Séverac. À la différence près que sa composante morale, symbolisée par le personnage du Juif errant, s’est révélée bannie par la raison hypnotique de Mabuse au lendemain de la défaite de 1918. Sa disparition laissant le champ libre à la force et la raison traumatisés d'une Allemagne en quête d'une puissance perdue. Lehman et Colin utilisent ainsi la méthode Jungienne pour révéler l’indivisible unité du mythologique, de l’historique et du psychologique à travers une psychanalyse symbolique de l’Europe.

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Les personnages surpuissants et fantastiques de Lehman et sa bande, tirés pour beaucoup de cet imaginaire européen oublié, restent pourtant humains. Ils ont des inquiétudes, des rêves, des relations complexes avec les autres. Ils doivent prendre parti dans le conflit à venir et se placent ainsi à la frontière de l'humain ancré dans l'histoire et du héros mythologique. La plupart fuit la guerre, soit vers l'Amérique, une patrie restée éloignée du conflit où ils pourront renaître, soit vers l'Angleterre pour organiser la résistance. Pour ceux qui restent sur le vieux continent, la mort ou la collaboration semblent les seuls options. L’auteur du Nyctalope, Jean De la Hire, était réputé en son temps, mais tomba en disgrâce pour ses faits de collaboration. Les fameux super-héros européen finissent ainsi dans le camp des vaincus ou directement associé à la barbarie.

En plongeant le lecteur dans une France où les surhumains de la culture populaire européenne, prototypes du super-héros, servent d’avatars aux conflits et aux idées qui traversent le vieux continent, Serge Lehman et son équipe offrent un début d'explication à leur disparition à travers les péripéties de La Brigade Chimérique. Si au lendemain de la guerre, le nazisme fut vaincu, son idéologie semblait avoir lié pour longtemps l'image du surhomme à l'intolérance et l'horreur. Les aventuriers tels Bob Morane ou Blake et Mortimer, simples humains faisant face à un ennemi plus fort qu'eux, leur seront préférés, sans doute par rapprochement avec la figure plus valorisante du résistant. Le surhomme, être survolant les simples mortels et héraut des valeurs de son pays, restera l'apanage des vainqueurs du conflit. Chez les vaincus, cet imaginaire rappellera des blessures trop vives et, sans doute, une crainte de résurrection de l'infâme.

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Crédit images : Copyright L'Atalante

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