Splitscreen-review Image de La lettre inachevée de Mikhail Kalatozov

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La lettre inachevée

Publié par - 1 avril 2022

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

La lettre inachevée de Mikhail Kalatozov se situe entre Quand passent les cigognes et Soy Cuba, considérés comme les deux plus grandes œuvres de leur auteur. Le film est aussi la troisième collaboration entre le cinéaste et son directeur de la photographie, Sergueï Ouroussevski. Kalatozov et Ouroussevski collaboreront quatre fois au total pour laisser une empreinte indélébile sur cette période artistique singulière que l’écrivain Ilya Ehrenbourg nomma le Dégel, période qui se situe après l’époque post stalinienne (de 1953, mort de Staline, à 1956 et la condamnation du culte de la personnalité par Nikita Khroutchev). Le Dégel artistique défini par Ehrenbourg s’étend de 1956 à 1964 et se caractérise par un allégement du contrôle de l’état sur les activités artistiques et une gestion plus souple des projets culturels.

La collaboration entre Kalatozov et Ouroussevski est donc contemporaine du Dégel et commence au tout début de cette période, en 1956, par un film encore méconnu en occident, Le premier convoi. De cette coopération artistique naîtront aussi Quand passent les cigognes en 1957, La lettre inachevée en 1960 et Soy Cuba en 1964. De ces trois derniers films, La lettre inachevée est le moins connu. La lettre inachevée a sans doute souffert de la comparaison avec les deux films, remarquables d’inventivité, qui l’encadrent dans la filmographie du cinéaste. À sa sortie, La lettre inachevée est boudé, presque unanimement, par la critique qui émet des réserves quant à la progression dramaturgique du récit qui est, selon les détracteurs du film, trop éclipsée par des considérations formalistes. Nous pourrions objecter à ces remarques que la forme filmique, qui plus est dans les années 1960, fit l’objet de spéculations intellectuelles diverses et variées un peu partout dans le monde jusqu’à être majoritairement estimée comme la matière même de tout objet filmique. Considération qui ne fait plus guère débat aujourd’hui chez les observateurs, qu’ils soient friands ou non de ce paradigme, et qui incite donc à la révision des avis formulés à l’encontre de La lettre inachevée.

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Tourné en Sibérie dans des conditions extrêmes, de l’été à l’hiver, La lettre inachevée s’affirme dès les premières images comme le prolongement manifeste d’une collaboration artistique étonnante. Au-delà de l’intentionnalité propre à Kalatozov, il est tout de même intriguant d’étudier l’apport d’Ouroussevski à l’esthétique des quatre œuvres qui réunissent les deux artistes. Plasticien diplômé de l’Institut des Arts Plastiques de Léningrad (redevenue Saint-Pétersbourg aujourd’hui), Ouroussevski gagne ses galons de caméraman sur le front russe où il est chargé de récolter des images pour alimenter les actualités filmées.

Son travail sera légitimement remarqué et des cinéastes s’intéressent à lui. Les films sur lesquels il officie ne laissent aucun doute sur l’approche de l’image filmique qui sera celle d’Ouroussevski jusqu’à l’arrêt de ses activités professionnelles en 1971 après avoir réalisé son deuxième long-métrage. La singularité de son usage de la caméra sera saluée en 1947 lors de la sortie du film de Marc Donskoï, L’institutrice du village. Mais c’est avec la période du Dégel que l’inventivité technique d’Ouroussevski s’exprimera pleinement. À cette époque, le cinéma, comme les autres formes de création artistique, n’hésite pas à singulariser les personnages qu’il met en scène. L’homme-masse, l’uniformisation de la figure du héros, autant de principes désormais délaissés par les cinéastes du Dégel. Place maintenant à l'individualisation du propos (incarnation du héros à partir de particularités personnelles) et à une personnalisation du regard porté sur le monde soviétique (affirmation du point de vue des auteurs).

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La singularisation qui domine alors toute démarche créative autorise l’éclosion d’audaces formelles ou narratives qui permettront à Kalatozov d’explorer différentes réflexions quant à la formation et à la finalité du récit. Pour Ouroussevski, cela se matérialise par de multiples innovations visuelles toutes issues d’une maîtrise des questions techniques liées à la prise de vue : filtres, éclairages, angulaires, cadrages, positions de caméra, caméra portée, mouvements d’appareil, démultiplication des espaces scéniques, etc. En digne héritier des théoriciens soviétiques des années 1920, Ouroussevski nomme cette conception de l’usage de l’appareil de prise de vue « la caméra émotionnelle ».  Il faut entendre derrière ce terme que la prise en charge de la dimension émotionnelle du film s’exprime autant par l’esthétique de l’image que par la progression scénaristique. L’image, dans sa matérialité, prend en charge le sens du film et la caméra a pour fonction de rendre tangible l’univers filmique.

Le monde alors filmé, celui qui sert d’écrin aux fictions, n’est plus une entité extérieure à la condition humaine mais plutôt le reflet d’une sensibilité subjective propre aux profils des personnages. L’espace est le miroir d’une psychologie que la caméra traduit en demeurant toujours au plus près de l’action (grands angles, mouvements d’appareils qui épousent la dynamique des corps). La caméra, dans l’utilisation qu’en fait Ouroussevski, n’est pas que l’instrument d’une captation, elle partage avec les personnages leurs sentiments, leurs troubles et même leurs sensations. Avec une autre logique, Ouroussevski rejoint le montage pathétique ou le montage dynamique théorisés par Eisenstein. Le spectateur est dans le film et éprouve ce que les personnages ressentent ou vivent. L’expérience est immersive et assume de l’être.

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Ainsi, dès l’ouverture de La lettre inachevée, le spectateur éprouve un sentiment étrange. Nous abandonnons quatre individus au milieu de nulle part. Ils nous saluent, la caméra recule pendant le générique, nous partons. Ce devrait être le contraire, nous devrions, en début de film, les rejoindre. La durée de la séquence assortie d’une position de caméra singulière, un plan démiurgique, rend la situation encore plus troublante. Nous abandonnons des individus, ils nous saluent, visiblement enchantés de cette situation, et pourtant la position de la caméra les condamne. Ils sont là, laissés en milieu hostile. Les séquences suivantes, cependant, nous rassurent. Ils ont des vivres, une radio qui les relie au monde, ils ont des cartes… Bref, ils ont préparé leur excursion et ils possèdent visiblement le nécessaire pour survivre à une situation qu’ils se plaisent à appréhender comme une expérience estivale et surtout comme une mission qui servira la patrie.

Ils sont chargés de trouver des diamants dans la taïga. Les recherches commencent. Elles demeurent longtemps infructueuses. Les doutes pointent. Les comportements se modifient. L’entente n’est plus aussi bonne et l’allégresse de la découverte cède le pas à une forme d’amertume et à la frustration. L’épuisement gagne les quatre individus. Et puis le temps. Le temps qui ne semblait n'avoir aucune prise sur les personnages entame son travail de sape. L’hiver approche et la Sibérie, déjà inhospitalière en été, se transformera en enfer. Ils le savent.

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Des signes funestes apparaissent ici ou là. Pluie diluvienne, exiguïté de l’espace vital qui se restreint, une tente, un trou dans la terre, une forêt aux arbres à l’allure agressive et suffisamment expressive pour souligner l’importance de songer à rentrer. La nature devient alors un théâtre qui change de décor au gré des variations d’humeur de chacun. L’eau, le feu, le vent, la terre, l’essentiel, la nature profonde de chacun se révèle par le rapport des personnages à leur environnement. Les éléments sont unanimes, l’humain n’a rien à faire ici. La caméra se fait plus mobile, encore un signe, il faut partir, il faut bouger, le mouvement c’est la vie. Mais la nature envahit l’image pour donner l’illusion d’une forme d’immobilisme. Ils sont pris au piège. Même dans les gros plans sur les personnages, grâce au grand-angle, la taïga s’invite, s’incruste, se répand. Elle dévore tout. Elle est l’expression des tourments qui rongent les âmes de chacun.

Dans la très belle édition que lui consacre Potemkine Films, La lettre inachevée témoigne de qualités plastiques qui, en empruntant à la peinture (cadrages) ou à la sculpture (omniprésence de la matière constituée par les corps ou par les décors), démontrent que le cinéma possède une force expressive encore sous-estimée et inexplorée. L’édition Potemkine Films de La lettre inachevée participera sans nul doute à réhabiliter une œuvre qui, sans réserve, le mérite. Ajoutons que le film est ici présenté dans une restauration exemplaire et qu’il s’accompagne d’un livret passionnant ainsi que d’un complément vidéo (tous deux placés sous le contrôle d’Eugénie Zvonkine, gage de sérieux et de qualité). Autant d’éléments aptes à satisfaire l’exigence des cinéphiles que l’on espère nombreux à se laisser séduire par l’objet.

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Crédit photographique : © Potemkine Films

Suppléments :
- "La Lettre inachevée, un diamant noir", analyse du film par Eugénie Zvonkine, enseignant-chercheur en cinéma (25 min)
- Livret de 60 pages : compte-rendu d'observation, journal de tournage, souvenirs de David Vinitski (chef décorateur) - UNIQUEMENT SUR LE BLU RAY

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